À propos de la liberté

Published 16 June 2003
Isaiah Berlin

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Le 16 juin 2003, Rabbi Sacks prononça l’allocution commémorative de Sir Isaiah Berlin à la synagogue de Hampstead à Londres.


Il s’agit pour moi d’un grand privilège que de prononcer l’allocution à la mémoire de Sir Isaiah Berlin. C’est mon hommage envers un homme que j’ai beaucoup admiré et dont la pensée a grandement influencé la mienne ; à plus forte raison dans la synagogue dont il était membre pendant tant d’années, en la présence de Lady Aline dont la grâce donne un aura à cette soirée que nul autre ne pourrait donner et en compagnie de son beau-fils, Peter Halban. Ce soir, nous rendons hommage à un homme qui a donné un honneur immense à la communauté juive, ainsi qu’à la vie universitaire et intellectuelle britannique.

Malheureusement, j’ai connu Sir Isaiah vers la fin de sa vie. À une occasion seulement, à Cambridge il y a plus de trente-cinq ans, j’ai participé à l’un de ses cours, en entendant sa voix remarquable qui était capable de parler dans un torrent de mots, riche d’une érudition sans précédent, en des phrases labyrinthiques, prononcées à une vitesse vertigineuse ; je ne pouvais pas écouter aussi rapidement qu’il parlait. Il n’y avait qu’un seul Sir Isaiah Berlin. J’ai découvert cela par hasard au début des années 1990 lorsque j’ai demandé ce qui était arrivé au concept de sagesse dans la vie publique. J’ai demandé à plusieurs personnes choisies de façon aléatoire, juifs comme non-juifs, de nommer un sage en Angleterre. Ils ont tous donné spontanément la même réponse “Sir Isaiah Berlin”. Lorsque je leur ai demandé pendant une seconde, ils ne pouvaient pas penser à quelqu’un. C’est un indicateur de l’estime qu’on lui portait et qu’il méritait tellement.

Il avait un merveilleux humour basé sur l’autodérision. J’adore l’histoire qu’il raconta un jour à propos du chauffeur de taxi qui lui a dit : ‘Vous êtes Isaiah Berlin, le philosophe, n’est-ce pas ? Je n’ai pas une grande estime des philosophes. J’ai eu Bertrand Russell un jour dans mon taxi, et je lui ai dit : “Lord Russel, vous êtes philosophe. Qu’en est-il de tout ça alors, chef ?” Et vous savez quoi, il n’a pas pu me répondre’. Je pense que c’est Isaiah qui a inventé ma critique universitaire favorite : “En surface, il est profond, mais au fond, il est superficiel”.

Je n’oublierai jamais notre dernière rencontre et “non-rencontre”. En 1997, j’ai publié un livre intitulé The Politics of Hope[1], dans lequel j’avance qu’Isaiah Berlin avait raison en 1958, lorsqu’il prononça son discours inaugural en tant que Professeur Chichele de théorie sociale et politique d’Oxford, le fameux “Deux concepts de la liberté”, soulignant que la plus grande menace à la liberté à l’époque était le totalitarisme. Mais, presque quarante ans plus tard, je me demandais s’il n’y avait pas une autre menace, cette fois-ci interne et non pas externe, l’effondrement de nos structures de solidarité, familiales, communautaires, traditionnelles et de volontariat qui ont maintenu les démocraties libérales dans le passé, leur octroyant ce que Tocqueville puis Robert Bellah ont qualifié “d’habitudes du coeur”. J’ai brièvement discuté de cette idée avec Sir Isaiah, et il m’a demandé de lui envoyer le livre.

Quelques mois se sont écoulés, et n’ayant pas eu de nouvelles de sa part, je l’ai appelé à sa demeure d’Oxford. Lady Aline a répondu et s’est exclamée : “Monsieur le grand rabbin, nous venons de parler de vous”. Je demandais : “À quel sujet ?” Elle répondit : “Isaiah vient de vous demander d’officier lors ses funérailles”. Je dis “pe pe pe”, pas un diplôme d’Oxford comme PPE (Philosophie, politique et économie), mais une ancienne expression yiddish pour contrer le mauvais œil ; Isaiah rendit son âme quelques jours plus tard. J’ai donc officié à ses funérailles à Oxford, puis à cet unique office commémoratif dans la synagogue de Hampstead. Quelque temps plus tard, son biographe Michael Ignatieff est venu chez nous pour parler d’Isaiah et s’est demandé pourquoi il avait insisté pour avoir des funérailles juives orthodoxes. J’ai dit (et écrit dans le Times) qu’Isaiah n’était peut-être pas croyant, mais il était un juif fidèle, ce qui n’est pas insignifiant.

Ce soir, je vais aller plus loin en disant que le mot émouna, communément traduit par “croyance”, signifie, en réalité, en hébreu biblique (en opposition à l’hébreu médiéval), non pas “foi” mais “fidélité” ou “loyauté”. C’était Sir Isaiah.

Ce soir, nous rendons hommage à un juif loyal et fidèle qui a apporté fierté et honneur à son peuple. Ce que j’aimerais faire ce soir, et ce je n’ai pas pu faire de son vivant, c’est de m’interroger en des termes très généraux sur la nature de ses relations entre ses préoccupations philosophiques et celles du judaïsme lui-même. Je tâcherai de me concentrer ensuite sur un détail de son œuvre, peut-être le plus important de sa galaxie d’idées ; une idée qui semble de prime abord opposée à la foi juive, mais dont j’affirmerai qu’elle ne l’est pas. Ma question sera de déterminer si le travail de Sir Isaiah nous mène à percevoir quelque chose dans le judaïsme que l’on aurait négligé. Il semblerait même, et ce sera ma dernière hypothèse, que c’est cet aspect du judaïsme que nous découvrons tout au long du travail de Sir Isaiah qui parle si fortement au monde tel qu’il est en cette époque de tension et de conflit. Y a-t-il quelque chose dans le travail de Sir Isaiah qui pourrait nous éviter un clash des civilisations ?

* * *

Quels étaient les thèmes prépondérants de son travail ? Il y en avait trois. Le premier fut sa défense éloquente et impressionnante de la liberté. Ainsi, il sera classé, avec deux autres penseurs qui arrivèrent dans ce pays pour fuir les persécutions, Sir Karl Popper et Friedrich Hayek, au rang des géants qui défendirent le sort de la liberté au vingtième siècle, avec plus de vigueur que ses contemporains. Sir Isaiah a écrit un chapitre extraordinaire dans l’histoire de la liberté britannique dont les premiers contributeurs incluent John Milton, John Locke et John Stuart Mill.

Le second thème fut celui choisi par son “exécuteur littéraire”, Henry Hardy, comme titre d’un de ses volumes de ses essais recueillis, The Power of Ideas[2]. Isaiah croyait que l’histoire n’était pas simplement le jeu de causes aveugles. Elle n’est pas gouvernée par la nécessité causale, comme Spinoza pensait, ni par des forces économiques implacables, tel que Marx l’avançait, ni par des impératifs biologiques ou socio-biologiques, tel que les adeptes de Darwin le soutenaient. Si Isaiah n’était pas un déterministe, il croyait que l’action humaine ne se cantonne pas à répondre à une situation donnée, mais elle est plutôt une réponse à la façon dont nous percevons et interprétons une situation ; et cela dépend des idées que nous mettons sur la table pour la soutenir. Ainsi, le pouvoir des idées est lié au concept de la liberté humaine et donc, au bout du compte, à une société libre.

Le troisième thème était sa conviction que les idées ont une histoire. J’ai récemment parlé à un autre philosophe, Jonathan Glover, maintenant professeur d’éthique médicale au Kings’ College à Londres, qui avait été un étudiant de Sir Isaiah. Il me rappela la bouffée d’air frais insufflée par Sir Isaiah à Oxford dans les années 1950 et 1960. C’était l’une des périodes les plus arides de la philosophie britannique, dominée par la philosophie linguistique dans laquelle on avançait que l’on pouvait résoudre ou dissoudre des questions philosophiques en ne faisant que clarifier le sens des mots. C’était la philosophie pratiquement dénuée de sens de l’histoire. Et voici Isaiah Berlin parlant avec une connaissance intime d’écrivains dont la plupart d’entre nous ne soupçonnions pas même l’existence, et que nous n’avions par conséquent jamais lu : Belinski et Bakounine, Herder et Herzen, Ficino et Fourier. Il existe un verset dans (la prière juive du) Hallel : “Du fond de ma détresse j’ai invoqué l’Eternel : il m’a répondu [en me mettant] au large” (Psaumes 118:5). C’est ce qu’Isaiah donna à la philosophie d’Oxford à cette époque. Ce fut l’homme qui sauva la philosophie britannique de son esprit de clocher, et a démontré que les idées ne sont pas intemporelles ; elles sont scandées dans le temps.

Il me semble que ces trois idées ne sont pas accidentellement liées aux valeurs juives que Sir Isaiah portait en lui, consciemment ou pas, malgré le fait qu’il ne les a jamais liées de manière explicites aux sources juives. Examinons-les en ordre inversé.

L’idée selon laquelle l’histoire constitue une catégorie centrale pour comprendre l’humanité reflète sa compréhension de l’identité juive elle-même. Il a écrit : “Tous les juifs conscients de leur identité en tant que juifs sont enracinés dans l’histoire. Ils ont des souvenirs plus larges, ils sont conscients d’une plus grande continuité en tant que communauté que tout autre personne qui a survécu”[3]. Il cite une très belle phrase d’Alexandre Herzen selon laquelle “les Slaves n’ont pas d’histoire, seulement une géographie.” Le peuple juif, affirme-t-il, souffre de l’affliction opposée. Nous avons tous trop d’histoire et trop peu de géographie. La dimension historique était ce à quoi Isaiah s’identifiait le plus en tant que juif.

Ensuite, le pouvoir des idées : tout son travail fut une sorte de commentaire sur le fameux verset de Zacharie, qui dit que nous réalisons les grandes victoires humaines. “Ni par la puissance ni par la force, mais bien par mon esprit ! dit l’Éternel” (Zacharie 4:6). Cela n’est pas une exagération de dire que l’histoire juive constitue l’exemple absolu d’un peuple maintenu par des idées : l’exil, la repentance, l’alliance et le destin, la justice et la miséricorde. En effet, les juifs ont survécu en tant que nation pendant presque 2000 ans sans avoir ne serait-ce qu’une seule caractéristique d’une nation : un territoire commun, un ordre politique global, une culture commune ou la même langue dans la vie quotidienne. L’histoire juive dépendait de l’existence d’une série d’idées communes, les espoirs engendrés par ces idées et les pratiques dans lesquelles elles s’exprimaient.

En ce qui concerne la liberté, s’il y a un rituel que Sir Isaiah chérissait par-dessus tout, c’était le Séder de Pessa’h, la soirée pascale marquée par son récit de liberté. Le judaïsme est une religion qui naquit et qui perdure annuellement dans le rappel du goût de la perte de liberté : le pain de misère et les herbes amères de l’esclavage. Il y a donc un haut degré d’affinité, d’affinité élective, et de ressemblance familiale entre le travail d’Isaiah Berlin et la tradition à laquelle il appartenait.

* * *

C’est ma première observation. J’aimerais maintenant me concentrer sur un détail spécifique de son travail auquel lui-même accordait une grande importance et en vertu duquel Noël Annan a dit que Sir Isaiah “me semble avoir écrit l’interprétation de la vie la plus vraie et la plus émouvante que ma propre génération ait jamais établie”. C’est cet élément qui a poussé John Gray, dans son livre Isaiah Berlin[4], à écrire que “le libéralisme de Berlin, qui est, si je ne m’abuse, le plus intentionnel et le mieux défendu de notre époque, ou peut-être de tous les temps, diverge radicalement de ceux qui ont dominé politiquement la philosophie d’après-guerre”. Telle est l’idée que Sir Isaiah a nommé pluralisme, et qu’il nous révèle avoir découvert à travers ses lectures de Machiavel, Vico, Herder et Herzen.

Nous devons maintenant clarifier plusieurs idées qui s’entremêlent ici. La première est que toutes les valeurs ne sont pas compatibles. Il s’agit d’une idée difficile à comprendre, mais exprimée avec force et clarté par Isaiah Berlin. Nous valorisons l’égalité. Nous valorisons la liberté. Mais nous ne pouvons pas pousser au maximum les deux simultanément. Si vous êtes en quête d’égalité, tel que c’est le cas dans le communisme soviétique, vous sacrifiez beaucoup de liberté. Si vous êtes en quête de liberté, par le biais du capitalisme de libre-échange, vous perdez une grande dose d’égalité. Sa grande perspicacité fut de réaliser que les valeurs auxquelles nous sommes attachés ne peuvent cohabiter en parfaite harmonie. C’est même l’inverse : elles sont en conflit les unes avec les autres.

Sa deuxième idée, dans la lancée de la première, fut de dire que cela ne s’applique pas uniquement aux valeurs et aux idées individuelles, mais également à des systèmes d’idées, de cultures et de civilisations. Sir Isaiah attribue cette idée à Herder : “Herder”, a-t-il écrit, “a indiqué que chaque culture possède son propre centre de gravité, chaque culture a ses propres points de référence, il n’y a pas de raison pour que ces cultures soient en conflit… mais l’unification était la destruction. Rien n’était pire que l’impérialisme. Rome, qui a écrasé les civilisations autochtones en Asie mineure afin de créer une seule culture romaine uniforme, a commis un crime. Le monde était semblable à un grand jardin dans lequel toutes sortes de fleurs et de plantes poussaient, chacune à sa manière, chacune avec ses propres revendications et droits, avec son passé et son avenir. Il s’ensuivit que, peu importe ce que les hommes avaient en commun… il n’y avait pas une vraie réponse universelle aussi valide pour une culture que pour une autre.”

Il en déduit l’idée suivante : “Ce qui est clair, c’est que les valeurs peuvent entrer en conflit, c’est la raison pour laquelle les civilisations ne sont pas compatibles.” Sir Isaiah a prédit et diagnostiqué le choc des civilisations bien avant que cette phrase ne pénètre nos consciences. Il dit : “Ces collisions de valeurs constituent l’essence de leurs propres identités et de la nôtre. Si l’on nous dit que ces contradictions seront résolues dans un monde parfait dans lequel toutes les bonnes choses peuvent être harmonisées en théorie, nous devrons alors répondre à ceux qui disent cela, que le sens qu’ils attribuent aux noms qui dénotent pour nous des valeurs contradictions ne sont pas les nôtres. Nous devons dire que le monde dans lequel nous voyons ces valeurs incompatibles ne sont entrer en conflit est un monde tout à fait au-delà de notre entendement ; que les principes harmonisés dans cet autre monde ne sont pas les principes que nous connaissons dans notre vie de tous les jours ; s’ils sont transformés, c’est en des concepts que nous connaissons sur Terre, ici et maintenant. Mais c’est sur Terre que nous vivons, et c’est ici que nous devons croire et agir.”

En d’autres termes, toute tentative d’imposer une seule vision de ce qui est bon pour le monde, ou même pour une seule société, s’inscrit fondamentalement en porte-à-faux avec la condition humaine, menant à une perte de liberté massive et inacceptable. Isaiah Berlin a perçu cela comme une découverte radicale, car elle suggère que toutes les grandes visions monistiques, qu’elles soient philosophiques comme celle de Platon, religieuses comme le christianisme ou l’islam du Moyen-Âge, ou séculières comme le fascisme ou le communisme, étaient toutes erronnées et dangereuses. Le mieux que l’on puisse espérer, c’est un genre de politique modeste, dans lequel nous ne cherchons pas à imposer un idéal, mais dans lequel nous accordons aux gens le maximum de liberté pour poursuivre les idéaux différents et contradictoires qui définissent notre situation humaine.

À quel genre de politique cela ressemblerait-il ? L’un de ses plus grands disciples, John Gray, a écrit un autre livre à ce propos, The Two Faces of Liberalism, “le libéralisme a toujours eu deux facettes. D’une part, la tolérance est la quête d’une forme de vie idéale. D’autre part, il s’agit de la recherche d’accords de paix parmi différentes façons de vivre. Selon la première perspective, les institutions libérales sont perçues comme des applications de principes universels. Selon la deuxième perspective, il s’agit de moyens pour atteindre une coexistence pacifique. Dans la première, le libéralisme est une prescription pour un régime universel. Selon la deuxième, il s’agit d’un projet de coexistence qui peut être atteint dans plusieurs formes de régimes”[5]. Récemment, le plus célèbre adepte d’une telle perspective fut John Rawls, et le second, Isaiah Berlin. Gray qualifie cette seconde approche de “libéralisme modus vivendi”.

Quelle est la différence entre le libéralisme de Rawls et celui du modus vivendi ? Celui de Rawls affirme en effet que les gens peuvent avoir différentes convictions religieuses, mais ils ne les importent pas dans la vie publique. Lorsque vous entrez dans la sphère politique, vous parlez une langue commune que Rawls qualifie de “langage de la raison publique”. L’un des meilleurs exemples de ce phénomène fut la règle recommandée par les juifs allemands du dix-neuvième siècle : “Citoyen au dehors, juif chez soi”. Les engagements religieux sont privés. Dans le domaine public, nous parlons tous la même langue et nous effaçons nos différences. Cela peut mener à des psychologies assez tordues. Cela me rappelle le commentaire que le défunt Rabbi Shlomo Carlebach avait fait à propos des étudiants américains qu’il rencontrait : “Si quelqu’un dit, je suis catholique, je sais qu’il est catholique. S’il dit, je suis protestant, je sais qu’il est protestant. S’il dit, je ne suis qu’un être humain, je sais qu’il est juif”.

Il existe cependant une autre vision, plus ancienne, selon laquelle les convictions religieuses ou les engagements culturels ne sont pas des éléments que l’on laisse derrière soi lorsque l’on entre dans la sphère publique. Ils font partie de notre identité, dans la rue, dans l’isoloir, et même au parlement. S’il en est ainsi, la sphère publique sera alors une zone de vrais et insolubles conflits. Que l’on parle d’euthanasie volontaire, de recherche sur les cellules souches, de clonage, de bien-être animal, d’éthique environnementale ou tout autre enjeu qui nous concerne, le débat public révèlera tout conflit substantiel pour lequel il n’existe aucune décision neutre : et le mieux que l’on puisse espérer, ce n’est pas que nous tomberons d’accord, mais que nous nous entendrons. Nous n’établirons pas un consensus mais un modus vivendi, un moyen de vivre ensemble en paix.

Ce fut le genre de politique auquel Sir Isaiah croyait. Il était convaincu que l’on ne pourrait jamais créer une société idéale dans laquelle nos visions multiples du bien se réalisent simultanément. Sa citation favorite dans ce contexte fut la phrase qu’il attribua à la traduction du Professeur R.G. Collingwood d’une expression formulée par Emmanuel Kant : “De par l’étoffe malhonnête de l’humanité, aucune chose droite n’a jamais été faite”. J’ajoute comme note de bas de page, que je soupçonne Kant lui-même de citer la Bible : “Ce qui est tordu ne peut être redressé, et ce qui manque ne peut entrer en compte” (Ecclésiaste 1:15).

Si cela est effectivement le cas, cela semble remettre en question l’une des grandes idées du judaïsme, celle de l’ère messianique. Nous croyons qu’il y aura un jour un monde parfait, mais si Sir Isaiah a raison, cela ne peut être le cas. Il y a deux moyens de résoudre cette contradiction apparente. Le premier est de dire que Sir Isaiah nous a aidé à comprendre la question “le Messie est-il arrivé ?” la réponse juive est toujours “pas encore”. L’autre est de dire, à l’instar du sage rabbinique Shmuel du troisième siècle, que “la seule différence entre notre époque et l’époque messianique est que le peuple juif ne sera plus sous la domination des autres nations”. En d’autres termes, il n’y aura pas de transformation miraculeuse de la nature, mais les juifs retourneront sur leur terre et vivront en paix avec leurs voisins, situation pour laquelle nous prions afin qu’elle se réalise rapidement, de nos jours.

C’est ici que j’aimerais émettre un argument fondamental. Il est connu que les prophètes d’Israël étaient les premiers à concevoir la paix en tant qu’idéal. Ce fut une proposition révolutionnaire à une époque de héros épiques, de vertus militaires, et de victoires glorieuses remportées sur le champ de bataille. Il plut au destin qu’un Isaiah antérieur, pas le philosophe mais le prophète, donna naissance aux paroles gravées dans l’imagination de l’Occident :

Il sera un arbitre entre les nations et le précepteur de peuples nombreux ; 

ceux-ci alors de leurs glaives forgeront des socs de charrue et de leurs lances des serpettes ; 

un peuple ne tirera plus l’épée contre un autre peuple, 

et on n’apprendra plus l’art des combats.

Isaïe 2:4

Le jeune contemporain d’Isaïe, le prophète Michée, a cité ces paroles (Isaïe 2, Michée 4) et a ajouté les siennes, si prémonitoires de l’idée de Sir Isaiah: 

Et chacun demeurera sous sa vigne et sous son figuier, 

sans que personne vienne l’inquiéter, 

car c’est la bouche de l’Eternel-Cebaot qui le déclare. 

[En attendant], que les autres peuples marchent chacun au nom de son dieu, 

nous, nous marcherons au nom de l’Eternel, notre Dieu, toujours et toujours !

Michée 4:4-5

Il s’agit probablement de l’anticipation la plus ancienne du pluralisme de l’histoire (il est important de mentionner que Michée n’a pas à l’esprit le pluralisme tel que nous le comprenons aujourd’hui : Rachi et Radak interprètent le verset comme signifiant que les nations avaient tort. Mais sa vision demeure angélique). Appelons cela la vision prophétique de la paix. Cependant, et il s’agit de mon argument central ce soir, ce qui est fascinant, c’est que le judaïsme fut le pionnier non pas d’un concept de paix mais de deux, et ils sont assez différents. Le premier fut prophétique. Le second est apparu bien plus tard, vers le premier ou deuxième siècle de l’ère commune, après la destruction du deuxième Temple. Les rabbins l’ont appelé darké chalom, “les chemins de la paix”. 

En pratique, qu’est-ce que cette seconde doctrine exige ? Les Sages ont déclaré : “Nous devrions offrir de la subsistance aux pauvres idolâtres comme aux pauvres d’Israël. Nous devrions visiter les malades de la communauté non-juive et ceux de la communauté juive. Tout comme nous avons une obligation de prendre soin des funérailles d’un juif, nous devons faire de même avec un non-juif. Nous rendons hommage au défunt qui ne fait pas partie de notre religion, tout comme nous le faisons pour quelqu’un faisant partie de notre religion qui est décédé. Nous devons permettre aux membres des cultures idolâtres parmi lesquelles nous vivons de rassembler de la nourriture mise de côté pour les pauvres, au coin du champ, la gerbe oubliée et ainsi de suite”. Toutes ces règles furent promulguées en vertu des “chemins de la paix”.

Il est important de comprendre précisément ce à quoi les rabbins faisaient référence. Ils s’adressaient à la situation dans laquelle les juifs se trouvaient en tant que minorité dans une société dominée par les non-juifs. Ils ne faisaient pas référence à ce que la Bible qualifie de guer toshav, “un résident étranger”, un non-juif qui habite dans l’État juif. Dans cette même catégorie, un individu avait l’obligation de garder les sept lois Noa’hides, et l’une d’entre elles est l’interdiction d’idolâtrie. “Les chemins de la paix” appartiennent à un environnement post-biblique, mais leur force repose sur leur caractère inclusif. Ils ne se cantonnent pas aux non-juifs avec lesquels nous sommes d’accord sur des principes de base de moralité ; ils se limitent encore moins aux chrétiens et aux musulmans (Maïmonide voyait l’islam comme un monothéisme pur, et Jacob Emden partageait la même vision du christianisme). “Les chemins de la paix” s’appliquent même aux idolâtres, en d’autres termes, à ceux qui s’opposent à tout ce en quoi nous croyons. Malgré tout, nous avons des responsabilités sociales envers eux. Nous devons leur offrir de la nourriture lorsqu’ils ont faim, leur donner du soutien lorsqu’ils sont pauvres, les visiter lorsqu’ils sont malades, et les réconforter lorsqu’ils sont endeuillés.

Ce que l’on retrouve dans ces textes rabbiniques du deuxième siècle, c’est une forme assez appuyée de libéralisme modus vivendi, une série de principes sur la vie en harmonie avec des gens dont les croyances et le mode de vie sont incompatibles avec les nôtres. Malgré ces différences profondes, nous devons nous impliquer dans une citoyenneté partagée, en contribuant à leur bien-être comme s’il était le nôtre. D’où la différence majeure entre le concept de paix rabbinique et prophétique. La vision prophétique est une paix utopique, celle qui se réalisera à la fin des temps (ce que Fukuyama, suivant Hegel, a appelé “la fin de l’histoire”). La vision rabbinique n’est pas utopique. C’est la paix pour un monde qui n’est pas encore délivré, une paix taillée pour s’adapter aux aspérités de l’humanité.

D’où cette idée provient-elle ? Les rabbins l’ont déduit de ce verset : “Ses voies sont des voies pleines de délices, et tous ses sentiers aboutissent au bonheur” (Proverbes 3:17). Il s’agit de son mandat écrit. Historiquement parlant, cette idée vit le jour au cours de l’expérience douloureuse de l’exil. Elle a émergé parce que les juifs, ayant vécu sur leur terre à l’époque biblique, étaient maintenant une minorité disséminée parmi les cultures païennes. Ce qui était déterminant dans ce contexte, fut une lettre écrite il y a 2600 ans par le prophète Jérémie sur les exils de Babylonie et d’Égypte : “Bâtissez des maisons et habitez-les, plantez des jardins et mangez-en les fruits. Épousez des femmes et mettez au monde fils et filles… implorez Dieu en sa faveur; car sa prospérité est le gage de votre prospérité” (Jérémie 29:5-7).

Il existe un autre phénomène dont les rabbins avaient conscience de l’existence, le conflit de valeurs. Pour ne prendre qu’un exemple simple, il existe souvent un conflit entre la paix et la vérité. Lorsque les anges viennent visiter Avraham et Sarah et qu’ils disent à Sarah (qui avait 89 ans à l’époque) qu’elle allait avoir un enfant, elle rit et dit : “Flétrie par l’âge, ce bonheur me serait réservé ! Et mon époux est un vieillard !” (Genèse 18:12). Lorsque D.ieu répète cela à Avraham, Il dit : “Pourquoi Sara a-t-elle ri, disant : ’Eh quoi! en vérité, j’enfanterais, âgée que je suis !” (Genèse 18:13), en omettant discrètement la seconde partie de la phrase où elle se plaint de l’âge avancé d’Avraham. En se basant sur cet événement et sur d’autres sources, les rabbins ont conclu qu’il y a des moments où la paix a préséance sur la vérité.

Au moment du service funéraire de Sir Isaiah, j’ai cité le midrach remarquable selon lequel, lorsque D.ieu s’apprêtait à créer l’univers, les anges s’y opposèrent en demandant si cela était véritablement la bonne chose à faire. L’ange de la bonté dit : “Crée l’humanité car les êtres humains font des bonnes actions”. L’ange de la vérité a dit : “Ne crée pas l’humanité car les êtres humains mentent”. L’ange de la générosité a dit : “Crée-la, car les êtres humains sont souvent généreux”. L’ange de la paix a dit: “Ne la crée pas, car ils sont pleins de conflits”. Qu’est-ce que D.ieu a fait ? Il a pris la vérité et l’a jetée par terre. Il y a des moments où la vérité (absolue) doit être sacrifiée pour le bien de la paix. Il s’agit d’un midrach qui porte précisément sur le thème philosophique d’Isaiah. Sur Terre, les valeurs sont en conflit, et si l’homme doit être créé, cela doit être sur Terre, avec ses paramètres et ses capacités.

Les rabbins ont compris cela très clairement. Notre monde et son histoire sont jusqu’à présent anti-utopiques. Il existe des valeurs intellectuellement incommensurables et incompatibles en pratique. Nous devons donc parfois prendre des décisions douloureuses, en décidant laquelle des deux valeurs a la priorité. Les sages ont assez clairement choisi la paix plutôt que la vérité, bien que la vérité leur soit chevillée au corps. Sans paix, il ne peut y avoir de société, et sans société, il ne peut y avoir de quête humaine de vérité car nous sommes (le judaïsme est d’accord avec Aristote à ce propos) essentiellement des animaux sociaux.

Permettez-moi de citer un sage qui a vécu plus tard, au dix-neuvième siècle : cette fois-ci pas un autre Isaiah mais un autre Berlin, Rabbi Naftali Zvi Yehouda Berlin, appelé le Netsiv (1817-1893), dirigeant de la fameuse Yéchiva de Volozhin. Le commentaire du Netsiv porte sur l’épisode au cours duquel le beau-père de Moïse, Yitro, le voit juger le peuple tout seul et lui dit que ce qu’il fait n’est “pas bien”. Il devrait établir une hiérarchie d’autorité désignée (à la tête de milliers, de centaines, de cinquantaines et de dizaines), et “tu pourras suffire à l’œuvre; et de son côté, tout ce peuple se rendra tranquillement où il doit se rendre” (Exode 18:23). La question du Netsiv est simple. La délégation aiderait clairement Moïse à tenir sous la pression, mais comment pourrait-elle créer la “paix” pour le peuple?

Sa réponse est fascinante. Dans la loi juive, un juge peut suggérer une médiation plutôt que de tenir une audience judiciaire stricte. La différence est que, dans une audience judiciaire, l’un des parties gagne et l’autre perd, tandis qu’une médiation permet aux deux parties de ressentir qu’elles ont atteint un résultat satisfaisant (la discussion peut être retrouvée dans le Talmud de Babylone, traité Sanhédrin 6b). L’application stricte de la loi aspire à la vérité, alors qu’une médiation aspire à la paix. Un juge, cependant, ne peut opter pour une médiation que s’il ne connaît pas les faits du cas et qu’il n’est pas parvenu à établir un verdict. Moïse, le prophète par excellence, savait immédiatement qui avait raison et qui avait tort ; par conséquent, il ne pouvait jamais suggérer une médiation. En déléguant la plupart des cas à des gens de moindre calibre, il a ainsi permis l’existence de la médiation, amenant par conséquent la paix au sein du peuple. Ici aussi, la vérité et la paix sont parfois perçues comme des valeurs incompatibles, et la préférence juive va à la paix. 

Le deuxième commentaire du Netsiv se rapproche encore plus des préoccupations de Sir Isaiah. Il se produit dans le contexte de la tour de Babel (Genèse 1:1). Le récit commence comme suit : “Toute la terre avait une même langue et des paroles semblables” (Genèse 11:1). Qu’est-ce qui ne va pas avec cela, demande le Netsiv ? Au contraire, le passage semble mettre l’accent sur l’unité des ouvriers, et l’unité est assurément positive. La réponse du Netsiv est originale et perspicace. Babel, insinue-t-il, fut le premier État totalitaire. Il n’y avait rien de mal avec le fait que ses ouvriers parlaient la même langue. Mais l’expression “une même langue” implique une uniformité de croyance imposée. D’une façon qui rappelle la critique d’Aristote de la République de Platon, il affirme que la suppression de la diversité d’opinions ne constitue pas la création, mais la destruction de la société.

Finalement, permettez-moi de citer son observation la plus frappante. Elle est énoncée dans l’introduction de son commentaire sur le livre de la Genèse. Tout au long de ses remarques, le Netsiv note la différence entre le premier et second Temple, dont les deux furent détruits. À l’époque du premier Temple, dit le Netsiv, les Israélites étaient coupables de graves péchés. À l’époque du deuxième, ils étaient “des gens pieux et vertueux qui s’attelaient à l’étude de la Torah”. Qu’est-ce qui a donc provoqué sa destruction ? La réponse qu’il donne est la suivante : “Ils soupçonnaient toute personne qui servait D.ieu différemment de leur façon de faire d’être hérétique et sectaire”. Ils n’étaient pas capables de tolérer la diversité dans le service divin. C’est une observation qui aurait enchanté Sir Isaiah. L’intolérance religieuse est quelque chose qu’aucun des Berlin n’aurait pu accepter, à leur manière.

Pour résumer, il existe deux concepts de paix dans le judaïsme. Le prophète Isaiah envisageait une paix utopique, où le loup vivrait avec l’agneau. Mais il existe également une paix, plus modeste et non utopique, à laquelle le judaïsme rabbinique donnait corps, fondée sur le civisme, les relations de voisinage et la tentative de créer une société et un bien commun avec des gens qui estiment que tout ce en quoi vous croyez est faux ou erroné. Tel est le libéralisme modus vivendi, ce que les sages ont qualifié de darké chalom, le libéralisme d’une société plurielle irréductible. J’espère donc avoir démontré comment la pensée de Sir Isaiah Berlin faisait partie d’une tradition juive ancestrale, dont l’une des grandes voix était le prophète Isaiah, et une autre, Rabbi Berlin. Être membre du peuple juif signifie faire partie d’une foi d’une grande diversité intérieure: celle de Hillel et de Chammaï, Abayé et Rava, Rachi et Maïmonide, le Gaon de Vilna et le Baal Chem Tov, et ce que les sages qualifiaient “de controverses au nom du ciel”. Être juif signifie également faire partie d’un peuple qui est habitué à vivre avec une diversité extérieure entre les juifs et les non-juifs, les monothéistes et les non-monothéistes, tout en aspirant à créer un état de paix civile par le biais de libéralisme modus vivendi. Il y avait des valeurs pour lesquelles Sir Isaiah se souciait passionnément et qu’il a expliqué avec tant d’éloquence.

Sir Isaiah lui-même faisait très attention de distinguer entre deux mondes, le monothéisme et le monisme. Il s’opposait au second, et non pas au premier, et c’est le monisme (ce que j’ai qualifié dans un autre contexte de “tentative d’imposer une seule réponse à un monde pluriel”), pas le monothéisme, qui est dangereux. Le judaïsme n’est pas moniste. Nous ne croyons pas qu’il n’existe qu’une seule et unique manière de s’attacher à D.ieu, bien que nous croyions qu’il n’existe qu’un seul D.ieu. Mon propos est que l’idée rabbinique de darké chalom constitue une ressource authentique, à ce jour inexplorée, sur la manière dont nous pourrions promulguer une forme de libéralisme modus vivendi, et sur la façon de pouvoir construire un ordre social libre et digne parmi des gens aux croyances différentes, ainsi qu’un ordre mondial pacifié malgré le danger d’un choc des civilisations.

Pour citer Sir Isaiah lui-même, vers la fin de son essai, “The Pursuit of the Ideal”: “Bien sûr, les conditions sociales et politiques prendront place ; le simple conflit de valeurs positives lui-même rend cela inévitable. Mais elles peuvent êtres minimisées, à mon avis, par la promotion et la préservation d’un équilibre fragile constamment menacé et qui nécessite une réparation permanente ; je répète que seul cet élément est le prérequis pour les sociétés décentes et au comportement moralement acceptable, sinon, nous sommes condamnés à perdre notre chemin”. C’est l’argument que j’ai avancé ce soir dans plusieurs de mes livres, et c’est mon hommage à Sir Isaiah Berlin.

Permettez-moi de terminer avec une autre citation, cette fois-ci de son intervention radio de 1952, publiée à nouveau récemment comme livre, Freedom and Its Betrayal : “L’essence de la liberté s’est toujours logée dans notre capacité à choisir, car l’on souhaite choisir, en toute liberté et sans être intimidé, sans être noyé dans un vaste système, en cultivant le droit de résister, d’être peu populaire, de se battre pour ses convictions simplement parce qu’elles sont vos convictions. Telle est la vraie liberté, et sans cela il n’y ni liberté, ni illusion de liberté”[6]

C’est la liberté pour laquelle il est devenu le grand porte-parole. Il s’agit également de la liberté pour laquelle les juifs se sont battus à travers les âges, et pour laquelle beaucoup sont morts : la liberté d’être différent, d’être iconoclaste, de remettre en question les idoles de l’époque, peu importe les idoles et peu importe l’époque ; la liberté d’être une voix contradictoire dans la conversation de l’humanité. Sir Isaiah Berlin a ajouté un chapitre illustre à cette histoire. Que sa mémoire soit bénie.


[1] Jonathan Sacks, The Politics of Hope (London: Jonathan Cape, 1997).

[2] Isaiah Berlin (ed.HenryHardy),The Power of Ideas (London: Chatto & Windus, 2000).

[3] Isaiah Berlin,Against the Current (London:Pimlico, 1997), p.252.

[4]  John Gray, Isaiah Berlin (Princeton:Princeton University Press, 1996).

[5] John Gray,The Two Faces of Liberalism (Cambridge:PolityPress, 2000).

[6] ​​Isaiah Berlin, Freedom and Its Betrayal (London:Pimlico, 2003).