La moralité est plus importante que jamais dans un monde divisé par la peur et l’absence de foi

The Daily Telegraph

Published 1 September 2018
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This article was first published in The Daily Telegraph on 1st September 2018.

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Publié le 1er septembre 2018 dans le Daily Telegraph pour souligner le lancement de la série à cinq volets de la Radio 4 sur la BBC, qui se penche sur la moralité au vingt-et-unième siècle[1].

Qu’arrive-t-il à une identité nationale lorsque tout ce qui tient la nation unie se désintègre ou disparaît ? Qu’arrive-t-il à une société dont l’attention est centrée sur soi et sur sa représentation, le “selfie” ? Qu’arrive-t-il lorsque les filtres Google et les amis Facebook nous divisent en des sectes qui ne communiquent pas et partageant les mêmes idées ? Et qu’arrive-t-il à la moralité lorsque le mantra n’est plus “nous sommes tous ensemble”, mais “je suis libre d’être moi-même” ?

Telles étaient les questions qui m’ont incité à entreprendre une série de cinq volets sur la moralité au vingt-et-unième siècle, diffusée sur la Radio 4 de la BBC la semaine prochaine. Ce fut excitant de s’engager dans un dialogue avec certains des plus grands esprits d’Angleterre et des États-Unis, ainsi que certains brillants élèves de sixième de Londres et de Manchester.

Ce qui est ressorti de cette étude sur l’état de la culture occidentale est que la moralité compte davantage que ce que nous voulons bien l’admettre. C’est tout ce qui nous reste pour nous attacher à la responsabilité mutuelle du bien commun. La moralité est notre ressource la plus ancienne et la plus puissante pour transformer les “moi” déconnectés en “nous” collectifs. C’est l’alchimie qui transforme les gènes égoïstes en personnes désintéressées, les égoïstes en altruistes, les gens centrés sur eux-mêmes en individus faisant preuve d’empathie, de sympathie et de compassion pour autrui.

Cela n’est pas un hasard que le mot “démoralisation” ait son sens : une perte de confiance en soi, d’enthousiasme et d’espoir. Sans une moralité partagée, nous ne sommes que des individus anxieux, seuls, vulnérables et déprimés, qui nous battons pour survivre dans un monde qui change plus rapidement que nous ne pouvons le supporter et qui devient plus incertain d’un jour à l’autre.

Un des symptômes de ce phénomène fut révélé de manière choquante cette semaine aux informations : presque un quart des filles de quatorze ans en Angleterre ont eu recours à l’automutilation dans le courant de l’année. Il s’agit là d’une tendance extrêmement préoccupante, mais elle ne sera pas une surprise pour les lecteurs de iGen[2], l’étude approfondie des enfants américains nés à partir de 1995, la première génération à avoir grandi avec des smartphones. Son auteur, Jean Twenge, est l’une des participantes de la série radio. Elle m’a parlé de sa découverte selon laquelle les taux de satisfaction concernant la vie des adolescents américains ont chuté après 2012, alors que la dépression et le suicide ont connu une progression fulgurante. Encore une fois, les femmes étaient les plus vulnérables.

Selon elle, les médias sociaux et les addictions aux smartphones ont joué un rôle important dans cette pathologie. Les jeunes gens passaient entre sept et neuf heures par jour sur leur téléphone. Il en résulte une perte de compétences sociales, une capacité de concentration réduite et un manque de sommeil, mais par-dessus tout, de l’anxiété. En regardant les publications de leurs amis, ils sont sujets à une “peur de rater quelque chose” (Fear of Missing Out-FOMO en anglais) et se comparent constamment aux images retouchées de leurs contemporains. Les iGeners, dit-elle, “ont peur, et sont même terrifiés”. Ils sont à la fois “la génération la plus en sécurité au point de vue physique, mais la plus fragile mentalement”.

Le deuxième résultat, découvert par un autre participant de la série, le psychologue américain en sciences sociales Jonathan Haidt, est l’atteinte à la liberté d’expression qui a lieu sur les campus universitaires. Son nouveau livre, qui sera publié la semaine prochaine, est intitulé The Coddling of the American Mind[3] avec pour sous-titre “comment les bonnes intentions et les mauvaises idées préparent l’échec d’une génération” (version anglaise de How good intentions and bad ideas are setting up generation for failure).

 Il explique la façon dont les nouveaux concepts de “safe spaces” (“zones neutres”), de “trigger warnings” (“avertissements au public”) et de “no platforming” (interdire la venue d’une personnalité dont on désapprouve les idées), malgré leurs bonnes intentions, peuvent écarter de la vie universitaire des opinions et des voix qui ne sont concordent pas avec les standards dominants du politiquement correct. Tout cela est exercé au nom du droit à ne pas être offensé – un droit qui aurait horrifié George Orwell, dont le dicton, gravé dans les murs la nouvelle maison de diffusion de la BBC, affirme: “Si la liberté signifie quelque chose, elle signifie le droit de dire aux gens ce qu’ils ne veulent pas entendre”.

Cet événement est intimement lié à un troisième phénomène qui joue un rôle crucial dans les démocraties libérales occidentales : les politiques de l’identité. Il fut un temps, il n’y a pas si longtemps que cela, où les politiques cherchaient le meilleur pour la nation. L’une des conséquences durable et non intentionnelle du multiculturalisme est que nous ne percevons plus la nation comme une unité. L’électorat a plutôt été fragmenté en une série de sous-cultures, définies par l’appartenance ethnique, la religion, le genre ou l’orientation sexuelle. Ces derniers peuvent facilement devenir des groupes d’intérêts concurrents, moins préoccupés par le bien commun que par ceux qui leur ressemblent.

Chaque groupe peut être encouragé, par les tendances de notre époque, à se considérer comme un opprimé et à identifier un adversaire qui peut être condamné pour leur malheur. Cela génère une politique de division et de rancœur qui fragmente la société, comme les dualismes de l’époque, entre les enfants de la lumière et les enfants des ténèbres. Elle peut également offrir une justification pour l’emploi des médias sociaux à des fins de manipulation de l’opinion publique par des “fake news” et des “faits alternatifs”. Lorsqu’il s’agit de défendre son groupe contre des oppresseurs, les gens pensent que la fin justifie les moyens.

Ces faits constituent des tendances dangereuses à la fois sur les plans individuel et collectif. Vous pouvez le constater par la série de livres à succès portant sur le fait de s’auto-guérir de l’anxiété et à la dépression d’une part, et d’autre part une série de livres titrés Comment les démocraties meurent (How Democracies Die)[4],Le suicide de l’Occident (Suicide of the West)[5] et le retrait du libéralisme occidental (The Retreat of Western Liberalism)[6].

Ce qui relie le politique au personnel fut nommé il y a plus d’un siècle par le sociologue Émile Durkheim. Il l’a qualifié d’anomie : un état d’instabilité, chez les sociétés et les individus, qui est causé par l’effondrement d’une série de croyances morales et d’attitudes partagées. Selon lui, cela a mené à une augmentation des suicides et une perte de cohésion sociale.

Depuis les années 1960, nous sommes arrivés à croire que nous pouvons sous-traiter la moralité au marché et à l’État. Le marché se concentre sur la richesse, et l’État sur le pouvoir. Le marché nous donne des choix et l’État compose en fonction des conséquences de ces choix. À l’intérieur de ces paramètres, nous pouvons faire ce que bon nous semble tant que cela ne heurte pas directement notre prochain.

Nous nous rendons compte que cela ne fonctionne qu’à court terme. À long terme, lorsque tout ce qui compte est la richesse et le pouvoir, les riches et ceux qui ont du pouvoir gagnent et les pauvres impuissants souffrent. C’est ce qui se produit depuis plus d’une génération. D’où la colère et la perte de confiance qui divisent les sociétés occidentales aujourd’hui.

Il existe pourtant une alternative. Depuis la nuit des temps, la moralité a toujours représenté le système de navigation satellite interne de l’humanité, alors même que nous avons voyagé à travers la contrée inconnue qui s’appelle l’avenir. La moralité a pris différentes formes, mais elle s’est toujours préoccupée du bien-être d’autrui, pas seulement de nous-même ; de la décence, de l’honnêteté, de la fidélité et de la retenue, traiter les autres comme nous souhaiterions être traités. C’est le monde du “nous” et non pas du “je”.

Alors que le marché et l’État se concentrent sur la concurrence, la moralité se concentre sur la coopération. Elle naît et est entretenue par la famille, les communautés, les organisations volontaires et les congrégations religieuses. Victor Frankl nous a enseigné que l’altruisme est le meilleur traitement de la dépression. Tel qu’Aristote l’a relevé, la vertu est le socle des sociétés solides. Et chacun d’entre nous peut y contribuer. Tel que Melinda Gates nous le rappelle dans le dernier volet de la série : changez une vie pour le mieux et vous avez commencé à changer le monde.

La moralité est le repentir de notre solitude. Sans elle, nous pouvons faire face à l’avenir sans crainte, sachant que nous ne sommes pas seuls.


[1] Morality in the Twenty-first Century’, la série radio 4 de Rabbi Sacks sur la BBC, est disponible en libre écoute sur la BBC Sounds. En plus des cinq programmes principaux, vous pouvez également écouter des conversations entre Rabbi Sacks et les participants : Nick Bostrom, David Brooks, Melinda Gates,Jonathan Haidt, Noreena Hertz, Jordan Peterson, Stephen Pinker, Robert Putnam,Michael Sandel,Mustafa Suleyman et Jean Twenge.

[2] Jean Twenge,iGen: Why Today’s Super-connected Kids Are Growing Up Less Rebellious ,More Tolerant,Less Happy–and Completely Unprepared for Adulthood–and What That Means for the Rest of Us (NewYork:AtriaBooks,2017).

[3] Jonathan Haidt and Greg Lukianoff, The Coddling of the American Mind: How Good Intentions and Bad Ideas Are Setting Up a Generation for Failure(NewYork:Penguin,2019).

[4]StevenLevitskyandDanielZiblatt,HowDemocraciesDie:WhatHistoryRevealsAboutOurFuture(NewYork:Penguin,2019).

[5] Jonah Goldberg, Suicide of the West: How the Rebirth of Tribalism,Populism,Nationalism,and Identity Politics Is Destroying American Democracy(NewYork:CrownForum,2018).

[6] Edward Luce,The Retreat of Western Liberalism(London:Little,Brown,2017).