L’animal moral

Published 24 December 2012
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Published in The New York Times on 24th December 2012

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Publié dans le New York Times le 24 décembre 2012 pour coïncider avec le dernier jour de la fête juive de ‘Hanouka et le jour qui précède Noël.

C’est le moment religieux de l’année. Allez dans n’importe quelle ville des États-Unis ou en Angleterre et vous verrez la nuit éclairée par des symboles religieux : des décorations de Noël à coup sûr, et probablement une énorme ménorah. La religion en Occident semble bien se porter.

Mais est-ce vraiment le cas ? Ou est-ce que ces symboles sont dépourvus de contenu, rien de plus qu’un décor scintillant de la nouvelle religion de l’Occident, la société de consommation, ainsi que ses cathédrales séculières, les centres commerciaux ?

À première vue, la religion est en déclin. En Angleterre, les résultats du recensement national viennent d’être publiés. Ils démontrent qu’un quart de la population s’identifie comme n’appartenant à aucune religion, presque deux fois plus que dix ans auparavant. Et bien que les États-Unis demeurent le pays le plus religieux en Occident, 20 pour cent se déclarent sans affiliation religieuse, soit deux fois le nombre recensé une génération plus tôt.

Vu d’un autre prisme, les chiffres racontent une toute autre histoire. Depuis le dix-huitième siècle, plusieurs intellectuels occidentaux ont prédit un déclin imminent de la religion. Mais après une série d’attaques cinglantes, plus récemment menées par les nouveaux athées dont Sam Harris, Richard Dawkins et le défunt Christopher Hitchens, trois personnes sur quatre en Angleterre et quatre personnes sur cinq aux États-Unis déclarent encore appartenir à une religion. À l’ère de la science, cela est tout à fait surprenant.

L’ironie du sort, c’est que la plupart des nouveaux athées sont des adeptes de Charles Darwin. Ils affirment que nous sommes qui nous sommes car cela nous a permis de survivre et de transmettre nos gènes à la prochaine génération. Notre constitution biologique et culturelle représente notre “capacité d’adaptation”. Mais la religion est le plus grand survivant de tous. Les grandes puissances ont tendance à ne durer qu’un siècle ; mais les grandes religions durent des millénaires. La question est de savoir pourquoi.

Darwin lui-même a suggéré ce qui est certainement la bonne réponse. Il a été troublé par un phénomène qui semble contredire sa thèse la plus fondamentale, à savoir que la sélection naturelle favorise les espèces les plus prédatrices. Ainsi, les altruistes, qui risquent leur vie pour les autres, devraient donc mourir avant de pouvoir transmettre leur gènes à la prochaine génération. Or toutes les sociétés accordent de l’importance à l’altruisme, et quelque chose de semblable se trouve chez les animaux sociaux, des chimpanzés jusqu’aux fourmis coupe-feuille en passant par les dauphins.

Les neuroscientifiques ont démontré comment cela fonctionne. Nous avons des neurones miroirs qui font en sorte que nous éprouvons de la douleur lorsque nous voyons quelqu’un souffrir. L’empathie est profondément ancrée en nous. Nous sommes des animaux moraux.

Les implications spécifiques de la réponse de Darwin sont toujours débattues par ses disciples, E. O. Wilson de l’université d’Harvard d’une part, et Richard Dawkins de l’université d’Oxford d’autre part. Pour le dire de la façon la plus simple, nous transmettons nos gènes en tant qu’individus, mais nous survivons en tant que membres faisant partie de groupes ; et les groupes ne peuvent exister que si les individus n’agissent pas seulement dans le but de servir leurs propres intérêts, mais les intérêts du groupe. Notre unique avantage est que nous formons des groupes plus larges et beaucoup plus complexes que toute autre espèce.

Il en résulte que nous avons deux natures de réactions dans le cerveau. La première se concentre sur un danger potentiel qui nous fait face en tant qu’individus, et la deuxième, située dans le cortex préfrontal, examine les conséquences de nos actions pour nous-même et pour les autres. La première est immédiate, instinctive et a trait à l’émotion. La seconde est réfléchie et rationnelle. Pour reprendre la formule du psychologue Daniel Kahneman, nous sommes pris entre le fait de réfléchir rapidement et lentement.

La voie rapide nous aide à survivre, mais elle peut également nous mener à commettre des actes impulsifs et destructeurs. La voie lente nous conduit à avoir un comportement plus posé, mais elle est souvent submergée dans le feu de l’action. Nous sommes des pécheurs et des saints, des égocentriques et des altruistes, exactement comme les prophètes et les philosophes l’ont décrit.

Si c’est le cas, nous sommes capables de comprendre pourquoi la religion nous a aidé à survivre dans le passé, et pourquoi nous en aurons besoin à l’avenir. Elle renforce et accélère la réflexion lente. Elle reconfigure nos voies neuronales, transformant l’altruisme en instinct à travers les rituels que nous accomplissons, les textes que nous lisons et les prières que nous récitons. Elle demeure le plus grand constructeur de communautés que le monde ait jamais connu. La religion réunit les individus en groupes au moyen d’habitudes altruistes, en créant des relations de confiance suffisamment fortes pour battre en brèche les émotions destructrices. Loin de nier la religion, les néo-darwinistes nous ont permis de comprendre pourquoi elle est si importante.

Nul n’a si bien expliqué ce phénomène que Robert D. Putnam. Dans les années 1990, il est devenu célèbre pour sa théorie de “bowling seul” : si davantage de gens pratiquent le bowling, ils sont moins nombreux à intégrer une équipe. L’individualisme détruisait lentement notre capacité à former des groupes. Une décennie plus tard, dans son livre American Grace[1], il a affirmé qu’il y avait un seul endroit où on pouvait encore trouver du capital social : les communautés religieuses.

La recherche de Putnam a démontré que ceux qui allaient fréquemment à l’église ou à la synagogue étaient plus susceptibles de donner de l’argent à la charité, de faire du volontariat, d’aider les sans-abri, de donner du sang, d’aider un voisin dans ses travaux ménagers, de passer du temps avec quelqu’un qui se sent déprimé, céder son siège, ou d’aider quelqu’un à trouver un travail. La religiosité, telle que mesurée par la fréquentation de la synagogue ou de l’église est un meilleur indicateur d’altruisme que l’éducation, l’âge, le salaire, le sexe ou l’appartenance ethnique.

La religion est le meilleur remède à l’individualisme de la société de consommation. L’idée selon laquelle la société pourrait s’en passer s’oppose à l’Histoire, et maintenant à la biologie de l’évolution. Cela tendrait à montrer que D.ieu a un sens de l’humour. Cela montre assurément que les sociétés libres du monde occidental ne doivent jamais perdre leur sens de D.ieu.


[1] Robert Putnam et David Campbell, American Grace: How Religion Divides and Unites Us (NewYork:Simon & Schuster,2010).