L’Europe a-t-elle perdu son âme au profit du marché ?

Published 12 December 2011
Market economies

This article was published in The Times on 12th December 2011

Later that day, Rabbi Sacks spoke with the Pope, and then he lectured in Rome as guest of the Cardinal Bea Centre for Judaic Studies and the Woolf Institute, Cambridge.

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Publié dans le Times le 12 décembre 2011 pour coïncider avec la visite de Rabbi Sacks au Vatican dans le cadre d’une audience privée avec le Pape Benoît XVI, ainsi qu’un discours inaugural qu’il donna à l’Université pontificale grégorienne à Rome sur le thème de l’état de l’Europe.

Alors que les dirigeants politiques européens se réunissent pour sauver l’euro et l’Union européenne elle-même, je crois que le temps est venu que les dirigeants religieux fassent de même.

Le travail qui est devant nous n’est pas entre les juifs et les catholiques, ou même entre les juifs et les chrétiens, mais entre les juifs et les chrétiens d’une part, et d’autre part les forces sécularisantes à l’oeuvre en Europe aujourd’hui, croissantes et même agressives, qui remettent en cause, voire tournent au ridicule nos religions.

Lorsqu’une civilisation perd sa foi, elle perd son avenir. Lorsqu’elle recouvre sa foi, elle recouvre son avenir. Pour le bien de nos enfants, et des enfants qui ne sont pas encore nés, nous, juifs et chrétiens, côte à côte, devons renouveler notre foi et sa voix prophétique. Nous devons aider l’Europe à récupérer son âme.

L’idée que des dirigeants religieux puissent sauver l’euro et l’Union européenne peut sembler absurde. Qu’est-ce que la religion a à voir avec l’économie ou la spiritualité avec les institutions financières ? La réponse est que l’économie de marché puise ses sources dans la religion. Elle émerge dans une Europe emplie des valeurs judéo-chrétiennes. Par exemple, dans la Bible hébraïque, la réussite matérielle est une bénédiction divine. La pauvreté écrase l’esprit humain ainsi que le corps, et l’atténuer est une tâche sacrée. 

Les premiers instruments financiers du capitalisme moderne ont été développés par des banques du quatorzième siècle à Florence, Pise, Gênes et Venise, toutes chrétiennes. Max Weber a retracé les liens entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Michael Novak en a fait de même pour le catholicisme. Les juifs, qui ne composent qu’un cinquième de pourcent de la population mondiale, ont gagné plus de 30 pour cent des prix Nobel en économie. Lorsque j’ai demandé à l’économiste de développement Jeffrey Sachs ce qui l’a incité à se lancer dans ce métier, il a répondu sans hésiter : tikkoun olam, l’impératif juif de “guérir un monde blessé”. La naissance de l’économie moderne est inséparable de ses racines judéo-chrétiennes.

Mais cela n’est pas un équilibre stable. Le capitalisme est un processus continu de destruction créatrice. Le marché détruit les mêmes valeurs qui ont permis sa croissance. La culture de consommation est foncièrement antagoniste de la dignité humaine. Elle suscite le désir, mine le bonheur, affaiblit la capacité à savoir différencier la satisfaction instinctive, et nous aveugle sur la distinction essentielle à établir entre le prix des choses et leur valeur.

Au lieu de percevoir le système à l’instar d’Adam Smith, comme un moyen d’investir ses intérêts personnels au profit du bien commun, cela peut devenir un moyen de renforcer les intérêts personnels au détriment du bien commun. Au lieu que le marché soit géré par des principes moraux, il vient les remplacer. Si vous pouvez l’acheter, le négocier, le payer et vous le permettre, vous y avez donc droit, comme les publicités l’affirment, parce que vous le valez bien. Le marché cesse d’être un système basique et devient une idéologie en bonne et due forme.

Le marché nous donne des choix, et la moralité elle-même ne devient qu’un ensemble de choix dans lequel le bien et le mal n’ont aucun sens au-delà de la satisfaction ou la frustration du désir. Le phénomène qui caractérise l’être humain, la capacité à réévaluer des situations, pas seulement pour ressentir le désir, mais de se demander si ce désir doit être satisfait, devient tout à fait redondant. Nous trouvons cela de plus en plus difficile de comprendre pourquoi il y a des choses que nous voulons et pouvons faire, y compris sur le plan légal, mais que nous ne devrions toutefois pas faire car elles sont injustes, déshonorantes ou dévalorisantes. Lorsque l’Homo economicus remplace l’Homo sapiens, le fondamentalisme de marché domine.

Il existe un dicton américain très sage : ne jamais gâcher une crise. La crise financière et économique actuelle nous donne une opportunité rare de nous arrêter et de réfléchir quant au chemin que nous avons emprunté jusque-là, et là où il nous mène. 

Les instruments financiers au cœur de la crise actuelle, des prêts hypothécaires à risque à la titrisation du risque, étaient si complexes que les gouvernements, les autorités de régulation et parfois même les banquiers eux-mêmes n’ont pas réussi à les comprendre ainsi que leur pouvoir de nuisance extrême. Ceux qui ont encouragé les gens à prendre des crédits qu’ils ne pourraient pas rembourser sont coupables de ce que la Bible qualifie de “placer un d’obstacle sur le chemin d’un aveugle” (Lévitique 19:14). 

L’accumulation de dettes personnelles et collectives aux États-Unis et en Europe auraient dû envoyer des signaux d’alerte à tous ceux qui sont familiers des institutions bibliques des années sabbatiques et du jubilé, créées spécifiquement en raison du danger que les gens courent d’être submergés de dettes. Ceux qui ont encouragé cette imprudence se sont protégés eux-mêmes des conséquences, mais pas les autres. L’échec financier est au bout du compte le résultat d’une faute morale : une faute vis-à-vis du respect envers les responsabilités à long terme des sociétés auxquelles on appartient, ainsi qu’envers les générations futures qui devront payer le prix de nos erreurs. C’est le symptôme d’un échec plus large, celui de percevoir le marché comme un moyen, et pas comme une fin.

La Bible esquisse une image de ce qui s’est produit lorsque le peuple a cessé de percevoir l’or comme un moyen d’échange et de le voir plutôt comme un objet de culte. Elle l’appelle le Veau d’or. Son antidote est le Chabbath : un jour sur sept au cours duquel nous ne travaillons pas, ni n’employons qui que ce soit, faisons des courses ou dépensons de l’argent. C’est un moment consacré aux choses qui ont une valeur, mais qui n’ont pas de prix : la famille, la communauté, et remercier D.ieu pour ce que nous avons, plutôt que de s’inquiéter de ce que nous n’avons pas. Cela n’est pas une coïncidence si, en Angleterre, le dimanche et les marchés financiers furent dérégulés en même temps.

Les marchés ont besoin de principes moraux. Nous avons tendance à oublier que les mots-clés de l’économie de marché sont intrinsèquement religieux. Le crédit provient du mot latin credo, qui signifie “je crois”. La confiance provient du latin de “foi commune”. La confiance est un concept religieux et moral.

Essayez de faire fonctionner une économie sans confiance et vous réaliserez très vite que ce n’est pas possible. C’est une dégradation de la confiance qui provoqua la crise bancaire. Et la confiance ne peut être créée par les systèmes. Elle dépend d’une éthique d’honneur et de responsabilité qui est internalisée par ceux qui dirigent ces systèmes.

Stabiliser l’euro est une chose, mais traiter la culture qui l’entoure en est une autre. Un monde dans lequel les valeurs matérielles représentent absolument tout et les valeurs spirituelles ne représentent rien n’est ni un état stable, ni une bonne société. Le temps est venu de retrouver l’éthique de la dignité humaine judéo-chrétienne créée à l’image de D.ieu. L’humanité n’a pas été créée pour servir les marchés. Les marchés ont été créés pour servir l’humanité.