Renverser le déclin de Londres

Published 20 August 2011
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Published in The Wall Street Journal on 20th August 2011

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Publié dans le Wall Street Journal, le 20 août 2011, pour refléter sur les émeutes de Londres, lorsque des milliers de personnes lancèrent des mouvements de révolte dans les villes et villages partout en Angleterre, qui menèrent à des pillages, des incendies criminels, à un déploiement massif de policiers et à la mort de cinq personnes.

C’était la même ville, mais il me semblait que c’était une différente planète. À la fin du mois d’avril, le monde entier tournait ses yeux sur Londres, alors qu’un élégant prince et une radieuse princesse, William et Kate, montaient en calèche dans des rues bondées d’une foule enthousiaste, dans l’atmosphère de joie qui entourait cette joyeuse célébration. Moins de quatre mois plus tard, le monde regardait de nouveau Londres, cette fois-ci pour voir des jeunes cagoulés mener des émeutes dans les rues principales, brisant des fenêtres, pillant des magasins, mettant le feu aux véhicules voitures, attaquant des passants et en caillassant les forces de l’ordre.

Cela ressemblait à s’y méprendre à une scène se déroulant au Caire, à Tunis ou à Tripoli plus tôt cette année-là. Mais il ne s’agissait pas d’un soulèvement politique. Les gens entraient dans les magasins par effraction, et prenaient la fuite avec des vêtements, des chaussures, des équipements électroniques et des télévisions à écran plat. Quelqu’un nomma cela après-coup le shopping avec violence, la consommation furieuse ; une explosion de l’anarchie rendue possible par les téléphones portables dès que les gangs se rendirent compte que, via un simple SMS, ils pouvaient faire descendre les foules dans les rues, devenant pour un temps incontrôlables.

Soyons clair. Les chiffres en jeu étaient assez minimes. Les personnes respectueuses de la loi étaient largement plus nombreuses que celles qui la violaient. Les gens intervinrent pour venir en aide à ceux qui furent attaqués. Des groupes se présentaient chaque matin pour nettoyer les débris de la nuit précédente. L’Angleterre demeure une société décente, bonne et pleine de grâce.

Mais les dommages furent réels. Des magasins ont été détruits. Des gens ont perdu leurs maisons. Un homme de soixante-huit ans est mort après avoir été attaqué par une foule alors qu’il essayait d’éteindre un feu. Trois jeunes hommes à Birmingham sont morts à la suite d’un délit de fuite. Alors que cela se produisait, ça a été terrifiant.

Le personnel politique réalisa rapidement qu’il ne s’agissait pas d’un incident anodin. Ils ont annulé leurs vacances les uns après les autres, sont vite rentrés chez eux, et ont reconvoqué le parlement. Il y a eu des prises de parole lourdes de sens, particulièrement de la part du Premier ministre, David Cameron, qui affirma que l’Angleterre avait connu un effondrement moral.

Les tribunaux n’ont pas eu de repos, travaillant jour et nuit pour juger les quelque 3000 personnes mises en état d’arrestation. Une série de mesures ont été annoncées : une présence policière accrue, des peines plus sévères, du soutien aux familles touchées et une nouvelle forme de service national. On faisait allusion à “l’Angleterre démolie”. La nation s’est regardée dans le miroir et n’a pas aimé ce qu’elle a vu.

Ces événements ont surpris tout le monde. Cela n’aurait pas dû être le cas. L’Angleterre est le dernier pays à payer le prix de ce qui s’est produit il y a un demi-siècle lors de l’une des plus grandes transformations de l’histoire de l’Occident. Il y a eu une révolution morale dans presque chaque société occidentale dans les années 1960, un abandon de toute son éthique traditionnelle de contrôle de soi. « Tout ce dont vous avez besoin, c’est l’amour », ont chanté les Beatles. Tout le code moral judéo-chrétien fut jeté par-dessus bord. A la place, une culture de “Fais de qui est bon pour toi” prend le pas. Les Dix Commandements furent réécrits en tant que Dix suggestions créatives. Ou encore, tel qu’Allan Bloom le formule dans The Closing of the American Mind[1] : “Je suis le Seigneur ton D.ieu, détends-toi !”

Vous n’avez pas besoin d’être un sentimentaliste victorien pour réaliser que quelque chose a vraiment mal tourné depuis. Aujourd’hui en Angleterre, plus de 40 pour cent des enfants sont nés hors mariage. L’Angleterre a le plus haut taux de familles monoparentales et de mères adolescentes au monde. Cela a conduit à de nouvelles formes de pauvreté infantile que les dépenses gouvernementales n’ont pas réussi à éradiquer. En 2007, un rapport de l’Unicef a révélé que les enfants britanniques sont les plus malheureux au monde. Les émeutes de 2011 en sont une conséquence. Mais il y en a d’autres.

Des communautés entières grandissent sans père ou sans modèle paternel. Élever une famille dans les meilleures conditions n’est pas facile. Essayer de s’y prendre en mettant tout le fardeau sur les femmes (91 pour cent des familles monoparentales en Angleterre sont dirigées par la mère) est absurde et moralement indéfendable. Quand les garçons atteignent leur adolescence, ils sont physiquement plus forts que leurs mères. Sans pères, ils construisent leur vie sociale dans des gangs. Personne ne peut les contrôler, ni les parents, ni les enseignants, ni la police locale. Il existe des grandes villes en Angleterre qui sont des zones interdites depuis des années. La criminalité est hors de contrôle, tout comme l’est la drogue. C’est un cocktail pour la violence et le désespoir. 

C’est là le problème. A première vue, il semblait que les émeutes étaient survenues par hasard, sans aucun fondement ethnique ou social. Lorsque les responsables ont été traduits en justice, une image différente est apparue. Presque 60 pour cent de ceux qui furent inculpés avaient déjà un dossier criminel et 25 pour cent faisaient partie de gangs.

Le choc était lié en partie au fait que 40 pour cent étaient jusqu’alors respectueux de la loi. Mais ce qui est clair, c’est que cette situation représentait la rupture d’une digue qui contenait des problèmes qui couvaient et qui ne faisait que croître depuis des années. L’effondrement de la famille et des communautés laisse derrière elle des jeunes gens marginalisés, privés d’amour parental, qui en moyenne réussissent moins bien que leurs pairs à l’école, sont plus sujets à la consommation d’alcool et de drogue, moins à même de trouver un emploi stable et davantage susceptibles de faire un séjour en prison.

En fait, ce n’est pas leur faute. Ils sont les victimes d’illusions qui parcourent l’Occident, affirmant qu’on peut avoir des relations sexuelles sans endosser la responsabilité du mariage, avoir des enfants sans la responsabilité d’être parent, avoir un ordre social sans la responsabilité d’être citoyen, être libre sans responsabilité morale et avoir une estime de soi sans la responsabilité de travailler et sans le mérite de réussir.

Ce qui est survenu en Occident sur le plan moral est exactement ce qui s’est produit sur le plan financier. Des gens de bonne composition étaient persuadés que l’on peut dépenser plus d’argent que l’on en gagne, s’endetter sans fin et consommer les ressources mondiales sans penser à qui en paiera le prix et quand. C’est la culture du repas gratuit dans un monde où il n’y a pas de repas gratuits.

Nous avons dépensé notre capital moral avec le même abandon imprudent que nous avons dépensé notre capital financier. Freud avait raison. Le prérequis d’une civilisation est la capacité de reporter la satisfaction de nos pulsions. Et même Freud, qui n’aimait pas la religion et qui la qualifiait de « névrose obsessionnelle » de l’humanité, a réalisé que c’est l’éthique judéo-chrétienne qui a permis aux gens à contrôler leur appétit et à exercer l’éthique nécessaire du contrôle de soi.

Il y a de grands espaces d’Angleterre, d’Europe, et même des États-Unis où la religion est une histoire ancienne et où il n’y a pas d’autre voie que celle de la culture de l’achat, de la dépense, de porter de se montrer, parce que vous le valez bien. Le message est que la moralité appartient au passé, la conscience est destinée aux faibles, et que le commandement qui prévaut sur tout est : « Tu ne seras point découvert ».

Est-ce que cela s’est déjà produit précédemment, et y a-t-il une solution ? La réponse à ces deux questions est positive. Dans les années 1820, en Angleterre et aux États-Unis, un phénomène semblable a eu lieu. Les gens émigraient des villages pour aller s’installer en ville. Les familles furent brisées. De jeunes gens étaient séparés de leurs parents et n’étaient plus sous leur autorité. La consommation d’alcool augmenta de manière dramatique. La violence également. Dans les années 1820, il était dangereux de marcher dans les rues de Londres à cause des pickpockets le jour et des “voyous sans foi ni loi” la nuit.

Il se passa au cours des trente années suivantes un changement notoire dans l’opinion publique. Il y a eu une augmentation sans précédent de la création d’oeuvres de charité, d’associations d’amitié, de coopératives de travailleurs, de ligues de tempérance, d’associations paroissiales et de synagogues, d’écoles du dimanche, de bâtiments du YMCA et de campagnes morales en tous genres dénonçant l’esclavage, le travail des enfants ou les conditions de travail inhumaines. Leur dénominateur commun était l’accent mis sur la construction du caractère moral, la discipline de soi, la volonté et la responsabilité personnelle ; et cela a fonctionné. En une génération seulement, le taux de criminalité a baissé et l’ordre social fut restauré. Cet accomplissement ne fut pas moins qu’une remoralisation de la société, dirigée en grande partie par la religion.

C’est cela que le jeune aristocrate français Alexis de Tocqueville réalisa lors de sa visite en Amérique an 1831. Il en fut ébranlé. Il vit ce que cela prenait pour que la liberté démocratique fonctionne, et il la décrit en termes qui n’ont rien perdu de leur force aujourd’hui. Il l’appela “l’art de l’association” qui forme “les habitudes du cœur”, qui représentent “l’apprentissage de la liberté”. 

Tocqueville s’attendait à voir une société laïque dans un pays qui avait séparé constitutionnellement l’Église et l’État. À sa grande surprise, il trouva quelque chose de tout à fait différent : un état laïc, certes, mais également une société dans laquelle la religion était la première de ses institutions politiques (on dirait aujourd’hui “civiles”). Elle fit trois choses qui étaient selon lui essentielles. Elle renforçait la famille ; elle enseignait la moralité ; elle encourageait une citoyenneté active. Cent quatre-vingt ans plus tard, le Tocqueville de notre époque, le sociologue d’Harvard Robert Putnam, a fait la même découverte. Putnam est connu pour son analyse de la chute du capital social qu’il a qualifié de “bowling seul”. Si davantage de gens pratiquent le bowling, ils sont moins nombreux à intégrer une équipe. C’était un symbole de la perte de communauté à l’âge de l’individualisme débridé. C’était une mauvaise nouvelle.

Une décennie plus tard, fin 2010, il a publié une bonne nouvelle. Dans son ouvrage American Grace[2], il a écrit que le capital social n’a pas disparu. Il est présent et peut se trouver dans les églises, les synagogues et d’autres lieux de culte. Il a découvert que les personnes religieuses sont de meilleurs voisins et citoyens. Ils sont plus susceptibles de donner à la charité, faire du volontariat, venir en aide à des sans-abris, donner du sang, passer du temps avec quelqu’un qui se sent déprimé, céder sa place, aider quelqu’un à trouver un emploi et participer à la vie civile locale. Être affilié à une communauté religieuse est le meilleur indicateur d’altruisme et de sollicitude : mieux que l’éducation, l’âge, le revenu, le genre ou la race. 

Beaucoup de choses peuvent être accomplies par les gouvernements, mais ils ne peuvent pas changer des vies. Les gouvernements ne peuvent pas faire des mariages ou transformer des individus incapables en citoyens responsables. Cela requiert un autre vecteur de changement. Alexis de Tocqueville l’a vu à l’époque et Robert Putnam le voit aujourd’hui. On a besoin de religion non pas en tant que doctrine, mais en tant que modèle de comportement, d’enseignant de moralité, de formation continue en maîtrise de soi et sur la quête du bien commun.

L’un de nos meilleurs expatriés britanniques, l’historien de l’Université d’Harvard Niall Ferguson, a un passage fascinant dans son livre Civilization[3], dans lequel il pose la question suivante : l’Occident peut-il maintenir sa suprématie à l’échelle mondiale ou est-ce une civilisation décadente ?

Il cite un membre de l’académie chinoise des sciences sociales, qui a pour tâche de déterminer ce qui avait octroyé à l’Occident sa suprématie. Il dit la chose suivante : tout d’abord, nous avons cru que c’était vos armes. Nous avons ensuite pensé que c’était votre système politique, la démocratie. Puis nous avons estimé que c’était votre système économique, le capitalisme. Mais lors des vingt dernières années, nous avons compris que c’était votre religion.

Ce fut l’héritage judéo-chrétien qui fit en sorte que l’Occident soit à la poursuite perpétuelle d’un lendemain meilleur qu’aujourd’hui. Les chinois ont appris leur leçon. Cinquante ans après que le général Mao a déclaré la Chine comme étant un pays sans religion, il y a maintenant plus de chinois chrétiens qu’il n’y a de membres du Parti communiste.

La Chine a appris sa leçon. La question est désormais : apprendrons-nous la nôtre ?


[1] Allan Bloom,The Closing of the American Mind:How Higher Education Has Failed Democracy and Impoverished the Souls of Today’s Students (NewYork:Simon&Schuster,2021).

[2] Robert Putnam et David Campbell ,American Grace:How Religion Divides and Unites Us (NewYork: Simon  & Schuster,2010).

[3] Niall Ferguson, Civilization:The West and the Rest (London:Penguin,2018).