Toutes les religions doivent se battre ensemble contre la haine 

Published 29 January 2009
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Article published in The Times on 29th January 2009

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Publié le 29 janvier 2009 dans le Times pour marquer la journée mondiale de l’Holocauste et de réfleter sur la visite des dirigeants religieux d’Angleterre à Auschwitz en Novembre 2008.

Lorsque l’archevêque de Canterbury et moi-même avons dirigé une mission des dirigeants de toutes les religions confondues à Auschwitz en novembre, nous l’avons fait car nous avons pensé que le temps était venu de renforcer notre sentiment de solidarité humaine. L’Holocauste n’est pas uniquement la tragédie du peuple juif, mais de l’humanité toute entière. Et cela ne s’est pas produit dans un endroit reculé du monde. Il s’est déroulé au cœur de l’Europe, dans la même culture qui avait donné au monde Goethe et Beethoven, Kant et Hegel. Cela peut se reproduire à nouveau. Pas au même endroit, pas de la même manière, mais la haine hante toujours notre monde.

Il y a neuf ans, lors de l’institution de la journée mondiale de l’Holocauste, Tony Blair m’a demandé mon avis sur le sujet. J’ai dit que je ne pensais pas que la communauté juive avait besoin d’un tel jour. Nous avons notre propre journée, Yom HaShoah, qui représente pour nous une journée de deuil. Chacun d’entre nous, littéralement ou métaphoriquement, a perdu de la famille dans cette grande destruction. Nous sommes, d’une certaine manière, des survivants. Être juif, c’est porter le fardeau de la mémoire tout en l’empêchant de nous dérober notre espoir et notre foi en un monde en paix.

Mais une telle journée peut être significative pour nous tous, juifs comme non-juifs, si deux conditions sont respectées. La première est que, sans diminuer le caractère unique de l’Holocauste, nous l’utilisions pour braquer les projecteurs vers d’autres tragédies : la Bosnie, le Cambodge, le Rwanda et maintenant le Darfour. La deuxième est que cette journée ait également voix au chapitre dans les établissements scolaires. Ce sont bien nos enfants et nos petits-enfants qui doivent poursuivre le combat pour la tolérance à l’avenir, et nous devons nous assurer qu’ils soient en mesure de reconnaître les premiers pas qui conduisent vers l’Enfer.

Ce sont les survivants de l’Holocauste qui m’ont enseigné cela. Je ne peux même pas imaginer ce par quoi ils sont passés. Mais le traumatisme ne les a pas renfermés. Ce sont eux, plus que quiconque, qui ont éprouvé de l’empathie pour les victimes de tragédies qui ont suivi, et qui sont allés dans les écoles, enseignant aux enfants à chérir la liberté et à être prêt à se battre pour elle. Ils sont mes modèles de transformation d’une douleur personnelle en sensibilité à la souffrance des autres.

Une année, lors de la journée mondiale de l’Holocauste de 2004, je fus quelque peu inquiet. Les organisateurs ont choisi de se focaliser sur le massacre du Rwanda qui eut lieu dix ans auparavant. Je me suis demandé comment des gens d’Europe centrale de quatre-vingt ans pouvaient s’identifier à de jeunes survivants d’Afrique ? Mon anxiété s’est révélée être tout à fait déplacée. Un survivant en reconnaît instinctivement un autre malgré les barrières de la couleur, de la culture, de l’âge et de la croyance.

Six mois plus tard, Mary Kayitesi Blewitt, la femme remarquable qui a dirigé le travail avec les survivants au Rwanda, est venue me voir, bouillonnante d’excitation. Elle me dit que pendant des années, elle travaillait dans l’obscurité, aidée en grande partie par la communauté juive. Désormais, grâce à l’importance accordée à son travail par la journée mondiale de l’Holocauste, elle a été élue femme internationale de l’année. La reine l’a invité au palais de Buckingham et le gouvernement britannique lui a versé une bourse importante pour contribuer à la mise en place de cliniques spécialisées dans la lutte contre le sida à Kigali.

D’où notre décision d’aller à Auschwitz avec des dirigeants britanniques, chrétiens, juifs, musulmans, hindous, sikhs, bouddhistes, jaïns, zoroastriens et bahaïs. La douleur a le pouvoir d’unir. Parmi les 6000 langues parlées à travers le monde aujourd’hui, il n’y en a qu’une qui est vraiment universelle : le langage des larmes. Et à présent, lorsque les plaques tectoniques sur lesquelles l’humanité se tient sont en mouvement, menant à la violence, au conflit et à la terreur à travers le monde, nous devons nous tenir debout contre la haine, le thème de la commémoration de cette année.

Nous n’avons jamais eu de ma vie autant besoin de ce message. Tous les signaux de danger sont allumés : effondrement économique, récession et un sentiment que “tout se désagrège, le centre ne peut pas tenir, une anarchie fait rage dans le monde”[1]. L’antisémitisme n’est qu’une petite partie du problème. La communication mondiale instantanée garantit que les conflits, peu importe où dans le monde, peuvent allumer des braises partout ailleurs. Internet est le plus puissant vecteur de propagation de la haine et de la paranoïa jamais inventé.

Le monde est devenu plus confus, plus instable. Dans de tels moments, les gens recherchent des certitudes. Ils pointent du doigt des boucs émissaires et des slogans qui simplifient les choses. Ils résolvent des problèmes complexes de façon manichéenne : « nous » et « eux », la lumière contre les ténèbres, les amis et les ennemis, ceux qui sont sauvés et ceux qui sont damnés. Les gens perdent la foi au cours du long et lent processus de résolution de conflits. Ils perdent le prérequis même de la justice : la capacité d’écouter les deux partis. Ils se perçoivent comme des victimes et choisissent quelqu’un d’autre à blâmer.

Les universitaires, qui devraient être les gardiens de l’objectivité, deviennent des partisans et des instigateurs de boycotts. C’est ce qui s’est passé en Allemagne dans les années 1930. Le plus grand philosophe de l’époque, Martin Heidegger, était un nazi. Les médecins et les scientifiques administrèrent la Solution finale. Carl Schmitt, un antisémite, un nazi et le dirigeant de la pensée politique de son temps, a affirmé que le libéralisme est trop faible pour garder la passion en vie et la conviction en temps de crise. Selon lui, la vraie politique est de pouvoir cerner un ennemi et une cause pour laquelle vous seriez prêt à mourir. Il en est ainsi dans plusieurs régions du monde aujourd’hui. Il ne faut pas emprunter ce chemin en Angleterre.

En tant que dirigeants des communautés religieuses d’Angleterre, nous devons travailler sans relâche pour maintenir notre amitié et nous serrer les coudes en cette époque tumultueuse. Notre visite à Auschwitz-Birkenau fut organisée par le Holocaust Educational Trust. Alors que nous nous tenions ensemble en cette soirée de novembre, allumant des bougies et récitant des prières à l’endroit où 1,25 million de personnes furent gazées, brûlées et réduites en cendres, nous savions pertinemment vers où la haine non maîtrisée pourrait mener. Nous ne pouvons pas changer le passé. Mais nous pouvons et devons changer l’avenir. Nous le devons aux victimes, à nos enfants, et à D.ieu, dont nous portons la marque.


[1] W.B.Yeats,‘The Second Coming’in The Collected Poems of W.B.Yeats (1989).