Le son du silence

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On a l’habitude de lire Bamidbar le Chabbat précédant Chavouot. Les Sages ont donc lié les deux. Chavouot est la fête du don de la Torah. Bamidbar signifie “dans le désert”. Quel est donc le lien entre le désert et la Torah, la contrée sauvage et la parole de D.ieu ?

Les Sages ont donné plusieurs interprétations. Selon le Mékhilta, la Torah fut donnée publiquement, ouvertement, dans un endroit qui n’appartient à personne car si elle avait été donnée en terre d’Israël, les juifs auraient dit aux nations du monde, “Vous n’y avez aucune part”. Au lieu de ça, que celui qui veut la Torah vienne la prendre et l’accepte.[1]

Une autre explication : si la Torah avait été donnée en Israël, les nations du monde auraient eu une excuse pour ne pas l’accepter. Cela s’inscrit dans la tradition rabbinique selon laquelle, avant que D.ieu ne donne la Torah aux Israélites, Il l’offrit aux autres nations qui la refusèrent toutes.[2]

Encore une autre explication : tout comme le désert est gratuit – cela ne coûte rien d’y entrer – la Torah est gratuite également. C’est le cadeau que D.ieu nous fait.[3]

Mais il y a une autre raison, davantage spirituelle. Le désert est un endroit silencieux. Il n’y a rien pour distraire nos yeux, et il n’y a pas de bruit ambiant pour étouffer le son. Il est important de préciser que lorsque les Israélites reçurent la Torah, il y eut du tonnerre, des éclairs et le son du chofar. On avait l’impression que les fondations de la terre tremblaient. Mais, plus tard dans l’Histoire, lorsque le prophète Élie se tenait devant la même montagne après sa confrontation avec le prophète Baal, il rencontra D.ieu, pas dans le vent, le feu ou les tremblements de terre, mais dans le kol demamah dakah, la petite voix, littéralement, “un doux et subtil murmure” (1 Rois 19:9-12). Je définis cela comme le son que vous pouvez entendre seulement si vous écoutez. Dans le silence du midbar, du désert, vous pouvez entendre le Medaber, l’Orateur, et le médoubar, ce qui est dit. Pour entendre la voix de D.ieu, vous avez besoin d’un silence à l’écoute dans votre âme.

Il y a quelques années, la télévision britannique a produit une série de documentaires, The Long Search (La longue recherche), sur les grandes religions du monde.[4] Lorsqu’il en est arrivé au judaïsme, le présentateur Ronald Eyre semblait surpris par sa confusion, ses bourdonnements incessants, en particulier les voix fortes et dialectiques du beth midrach, la maison d’étude. Il en fit la remarque à Elie Wiesel et demanda : “Le silence existe-t-il dans le judaïsme ?” Wiesel répondit : “Le judaïsme est rempli de silences… mais nous ne parlons pas d’eux”.

Le judaïsme est une culture très verbale, une religion de mots sacrés. C’est avec les mots que D.ieu créa l’Univers : “Et D.ieu dit, que…soit, et il en fut ainsi.” Selon le Targoum, c’est notre capacité à parler qui nous rend humain. Il traduit la phrase, “et l’homme devint un être vivant” (Gen. 2:7) par “et l’homme devint un être parlant”. Les paroles sont créatrices. Les mots communiquent. Nos relations sont façonnées, pour le bien ou pour le mal, par le langage. Une grande partie du judaïsme repose sur le pouvoir des mots de construire ou de détruire des mondes.

Le silence dans le Tanakh a donc une connotation négative. “Aaron garda le silence”, dit la Torah après la mort de ses deux fils Nadav et Avihou (Lév 10:3). “Ce ne sont pas les morts qui loueront le Seigneur,” dit le Psaume 115, “ni aucun de ceux qui sont descendus dans l’empire du silence (de la tombe).” Lorsque les amis de Job sont venus lui donner du réconfort après la perte de ses enfants et d’autres afflictions, “Durant sept jours et sept nuits, ils restèrent avec lui, assis à terre, personne n’osait lui adresser la parole, car ils voyaient combien la douleur était accablante.” (Job 2:13).

Mais tous les silences ne sont pas tristes. Les Psaumes nous disent que “pour Toi, le silence est une louange” (Ps. 65:2). Si nous sommes réellement émerveillés devant la grandeur de D.ieu, de l’univers et l’étendue presque infinie du temps, nos émotions les plus profondes seront en effet trop profondément logées en nous pour être exprimées par des mots. Nous expérimenterons alors une communion silencieuse.

Les Sages valorisent le silence. Ils l’ont qualifié de “barrière préservant la sagesse” (Michna Avot 3:13). Si les mots valent une pièce, le silence en vaut deux (Meguila 18a). R. Shimon ben Gamliel a dit :

“Toute ma vie j’ai grandi parmi les Sages, et je n’ai rien trouvé de mieux que le silence.”

Michna Avot 1:17

Le service des prêtres au Temple était accompagné par le silence. Les Lévi’im chantaient dans la cour, mais les prêtres, à la différence de leurs homologues d’autres religions, ne chantaient ni ne parlaient lorsqu’ils offraient des sacrifices. Un érudit, Israël Knohl, a parlé du “silence du Temple”. Le Zohar (2a) parle du silence comme un moyen par lequel le Temple d’en haut et le Temple d’en bas sont construits.

Il y a également eu des juifs qui ont cultivé le silence comme discipline spirituelle. Les Hassidim de Breslev méditent dans les champs. Il y a des juifs qui pratiquent le ta’anit dibbour, “le jeûne de la parole”. Notre prière la plus solennelle, la récitation de la Amida, est appelée tefillah be-lakhach, “la prière silencieuse”. Elle est basée sur la tradition de Hannah, qui priait pour un enfant.

Hannah parlait en elle-même. On voyait seulement remuer ses lèvres, mais on n’entendait pas sa voix.

1 Sam. 1:13

D.ieu entend notre cri silencieux. Dans le récit poignant de Sarah demandant à Abraham de renvoyer Hagar et son fils, la Torah nous raconte que lorsqu’ils n’avaient plus d’eau et que le jeune Ismaël était sur le point de mourir, Hagar pleura, mais D.ieu entendit “le gémissement de l’enfant” (Gen. 21:16-17). Avant cela, lorsque les anges sont venus rendre visite à Abraham et lui ont dit que Sarah aurait un enfant, Sarah ria intérieurement, c’est-à-dire, silencieusement, mais D.ieu l’entendit (Gen. 18:12-13). D.ieu entend nos pensées même lorsqu’elles ne sont pas exprimées par la parole.

Le silence qui compte, dans le judaïsme, est ainsi un silence qui écoute, et l’écoute est l’art religieux par excellence. L’écoute signifie créer de l’espace pour que les autres parlent et soient entendus. Tel que je le souligne dans mon commentaire sur le Siddour,[5] il n’existe pas de mot anglais qui équivaut au verbe hébreu ch-m-a sous toutes ses facettes : écouter, entendre, prêter attention, comprendre, internaliser et répondre en actes.

Ce fut l’un des éléments clés de l’alliance du Sinaï, lorsque les Israélites, ayant dit deux fois, “Tout ce que D.ieu a dit, nous le ferons,” puis dirent, “Tout ce qu’a prononcé l’Éternel, nous l’exécuterons docilement [venichma]” (Ex. 24:7). C’est le nichma – l’écoute, l’entente, la prise en compte et la réponse – qui est l’acte religieux décisif. 

Le judaïsme n’est donc pas uniquement une religion de parler et de faire, il s’agit également d’une religion d’écoute. La foi est la capacité à entendre la musique qui se cache derrière le bruit. Il y a la musique silencieuse des sphères, relatée dans le Psaume 19:

Les cieux racontent la gloire de D.ieu, 

Et le firmament proclame l’œuvre de Ses mains. 

Le jour en fait le récit au jour,

La nuit en donne connaissance à la nuit. 

Point de discours, point de paroles, 

Leur voix ne se fait pas entendre.

Sur toute la terre [pourtant] s’étend leur harmonie.

Psaume 19

Il y a la voix de l’histoire qui fut entendue par les prophètes. Et il y a la voix imposante du Sinaï qui continue de nous parler à travers l’abîme du temps. Je pense parfois que les gens à l’époque moderne perçoivent le concept de “Torah du ciel” comme problématique, pas à cause d’une nouvelle découverte archéologique mais parce que nous avons perdu l’habitude d’écouter le son de la transcendance, une voix au-delà de ce qui est simplement humain.

Il est fascinant de constater qu’en dépit de sa relation souvent fracturée avec le judaïsme, Sigmund Freud a créé dans la psychanalyse une forme de thérapie profondément juive. Il l’a lui-même appelé “la cure parlante”, mais il s’agit plutôt d’une cure d’écoute. Presque toutes les formules efficaces de psychothérapie impliquent une écoute profonde.

Y a-t-il assez d’écoute dans le monde juif actuel ? Dans le mariage, sommes-nous vraiment à l’écoute de notre partenaire ? En tant que parents, sommes-nous vraiment à l’écoute de nos enfants ? En tant que dirigeants, écoutons-nous les peurs non exprimées de ceux qui cherchent à diriger ? Intégrons-nous le sentiment de peine de ceux qui se sentent exclus de la communauté ? Pouvons-nous vraiment affirmer que nous écoutons la voix de D.ieu si nous n’écoutons pas la voix de notre prochain ?

Dans son poème, “À la mémoire de W B Yeats”, W H Auden écrit :

Dans les déserts du coeur
Laissons jaillir la source guérisseuse 

Par moment, nous devrions nous retirer du bruit, du brouhaha de la société, et créer en nos coeurs le calme du désert dans lequel, parmi le silence, nous pouvons entendre le kol demamah dakah, la voix douce et subtile du D.ieu, nous disant que nous sommes aimés, entendus, que les bras éternels de D.ieu nous enlacent : nous ne sommes pas seuls.[6] 


[1] Mekhilta, Yitro, Ba’hodech, 1.

[2] Ibid., 5.

[3] Ibid.

[4] Télévision BBC, produit pour la première fois en 1977.

[5] Koren Chalem Siddour.

[6] Pour en savoir plus sur le thème de l’écoute, voir la paracha Béréchit, “L’art de l’écoute”, et la paracha Ekev, “La spiritualité de l’écoute”.


questions a poser french table 5783 a la table de chabbath
  1. Dans quel autre lieu D.ieu aurait pu choisir de donner la Torah aux enfants d’Israël ? Pourquoi pensez-vous qu’Il a choisi le désert à la place ? 
  2. Pourquoi l’écoute est-elle importante ? Pourquoi est-ce “l’art religieux par excellence” ?  
  3. Est-ce dur pour vous d’écouter ? Comment pouvez-vous améliorer cette compétence ?

With thanks to the Schimmel Family for their generous sponsorship of Covenant & Conversation, dedicated in loving memory of Harry (Chaim) Schimmel.

“I have loved the Torah of R’ Chaim Schimmel ever since I first encountered it. It strives to be not just about truth on the surface but also its connection to a deeper truth beneath. Together with Anna, his remarkable wife of 60 years, they built a life dedicated to love of family, community, and Torah. An extraordinary couple who have moved me beyond measure by the example of their lives.” — Rabbi Sacks

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