Le pouvoir de la gratitude

עקב

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Au début des années 1990 s’est tenue l’une des grandes expériences de recherche médicale des temps modernes. Elle est connue sous le nom de Nun Study (“L’étude des nonnes”). Quelque sept cent nonnes américaines, toutes membres des pauvres sœurs des écoles de Notre-Dame aux États-Unis, ont accordé un accès à leurs archives par une équipe de recherche étudiant le processus de vieillissement et la maladie d’Alzheimer. Au début de l’étude, les participantes avaient entre 75 et 102 ans[1].

Ce qui a conféré à cette étude une dimension transversale peu commune, c’est que soixante ans auparavant, la mère supérieure de ces mêmes bonnes sœurs leur avait demandé d’écrire un récit autobiographique succinct de leur vie et la raison pour laquelle elles avaient décidé d’intégrer le couvent. Ces documents étaient maintenant analysés par les chercheurs, utilisant un système de codage conçu pour enregistrer, entre autres, des émotions positives et négatives. En évaluant annuellement l’état de santé des nonnes, les chercheurs furent capables de vérifier dans quelle mesure leur état émotionnel en 1930 avait affecté leur santé quelque soixante ans plus tard. Puisqu’elles avaient vécu un mode de vie similaire durant les six dernières décennies, elles formaient un groupe idéal pour tester les hypothèses sur la relation entre les attitudes émotionnelles et la santé.

Les résultats, publiés en 2001, furent surprenants[2]. Plus les nonnes exprimaient des émotions positives dans leurs autobiographies, telles que la satisfaction, la gratitude, le bonheur, l’amour et l’espoir, plus elles étaient enclines à être en vie et en bonne santé soixante ans plus tard. La différence était une espérance de vie de sept ans de plus. Ces trouvailles furent si remarquables qu’elles ont ouvert un nouveau champ de la recherche sur la gratitude, ainsi qu’une meilleure compréhension de l’impact des émotions sur la santé physique.

Ce que la médecine connaît des individus, Moïse le savait il y a plusieurs centaines d’années sur les nations. La gratitude, hakarat ha-tov, est au cœur de ce qu’il a à dire sur les Israélites et leur avenir en Terre promise. La gratitude n’avait pas été leur point fort dans le désert. Ils se sont plaints du manque d’eau et de nourriture, de la manne et du manque de viande et de légumes, des dangers auxquels ils furent confrontés face aux égyptiens alors qu’ils s’apprêtaient à partir, ainsi qu’au sujet des résidents de la terre sur laquelle ils s’apprêtaient à entrer. Ils manquaient de gratitude durant les moments difficiles. Un plus grand danger encore, a dit Moïse, serait le manque de gratitude lors des bons moments. Voici sa mise en garde :

Peut-être, jouissant d’une nourriture abondante, bâtissant de belles maisons où tu vivras tranquille, voyant prospérer ton gros et ton menu bétail, croître ton argent et ton or, se multiplier tous tes biens, peut-être ton cœur s’enorgueillira-t-il, et tu oublieras l’Éternel, ton D.ieu, qui t’a tiré du pays d’Egypte, de la maison de servitude ; … Et tu diras en ton cœur : “C’est ma propre force, c’est le pouvoir de mon bras, qui m’a valu cette richesse.” Non ! C’est de l’Éternel, ton D.ieu, dont tu dois te souvenir, car c’est Lui qui t’aura donné le moyen d’arriver à cette prospérité, voulant accomplir l’alliance jurée à tes pères…

Deutéronome 8:12-18

La pire chose qui puisse leur arriver, a dit Moïse, serait d’oublier la façon dont ils ont atteint la terre, la promesse que D.ieu a faite à leurs ancêtres, les acheminant de l’esclavage vers la liberté, les nourrissant pendant les quarante ans passés dans le désert. Cette idée fut tout à fait révolutionnaire : l’histoire de la nation fut gravée sur les âmes des gens, une histoire réitérée dans le cycle annuel des fêtes ; et la nation, en tant que telle, ne devrait jamais s’attribuer ses réalisations “c’est ma propre force, c’est le pouvoir de mon bras”, mais devrait toujours conférer ses victoires, et en fait sa propre existence, à quelque chose de plus élevé qu’elle-même : D.ieu. C’est un thème récurrent dans le Deutéronome, et il en est fait écho tout au long du livre à maintes reprises.

Depuis la publication de l’étude des nonnes et l’effervescence de la recherche qu’elle a inspirée, nous connaissons maintenant les effets multiples que peut avoir une attitude de gratitude. Elle améliore la santé physique et l’immunité contre les maladies. Les gens reconnaissants sont plus enclins à pratiquer une activité physique et à effectuer des bilans de santé régulièrement. La gratitude réduit des émotions toxiques comme le ressentiment, la frustration ou encore le regret, et elle diminue les risques de dépression. Elle aide les gens à éviter des réactions disproportionnées à des expériences négatives en cherchant à se venger. Elle aide même les gens à mieux dormir. Elle améliore le respect de soi, rendant moins probable le fait d’envier les autres pour leur succès et leurs réussites. Les gens qui éprouvent de la gratitude ont tendance à avoir de meilleures relations. Dire “merci” développe les amitiés et suscite de meilleures performances chez les employés. Elle représente également un facteur important pour le renforcement de la ténacité. Une étude sur des vétérans de la guerre du Vietnam a révélé que ceux qui possédaient une gratitude plus élevée souffraient moins de troubles du stress post-traumatique. Se rappeler des nombreuses choses pour lesquels nous devrions être reconnaissants nous aide à survivre à des expériences douloureuses, que ce soit perdre un travail ou un être cher[3].

La prière juive est un séminaire constant de gratitude. Birkat ha-Shachar, “les bénédictions du matin” récitées chaque jour au début de la prière du matin, constituent une litanie de remerciements pour la vie elle-même : pour le corps humain, le monde physique, la terre sur laquelle nous nous tenons et les yeux pour voir. Les premières paroles que nous récitons chaque matin, Modé Ani “Je Te remercie”, signifient que nous commençons chaque journée en remerciements.

La gratitude se cache également derrière une caractéristique fascinante de la Amida. Lorsque la personne préposée à conduire l’office religieux répète la Amida à voix haute, nous demeurons silencieux, sauf lors de la Kédoucha, et lorsque nous répondons Amen après chaque bénédiction, à une exception près. Lorsque le ministre officiant prononce les paroles Modim anachnou lakh, “Nous Te remercions”, la congrégation récite le passage parallèle connu sous le nom de Modim dé-Rabbanan. Pour chaque autre bénédiction de la Amida, il est suffisant de donner son agrément aux prières de l’officiant en répondant Amen. La seule exception est Modim, “nous remercions”. Dans son oeuvre Eliahou Rabbah[4], Rabbi Eliahou Chapira (1660–1712) explique que lorsque l’on doit remercier, il n’est pas possible de déléguer cela à une autre personne pour qu’elle remercie en notre nom. Les remerciements doivent venir directement de nous.

Une part de l’essence de la gratitude est qu’elle reconnaît que nous ne sommes pas les seuls auteurs de ce qui est bon dans nos vies. Pour André Comte-Sponville, “l’égoïste est ingrat car il n’aime pas reconnaître ce qu’il doit à autrui, et la gratitude est précisément cette reconnaissance”[5]. La Rochefoucauld l’énonce de manière plus franche : “La fierté refuse de devoir, et l’amour de soi de payer”[6]. La gratitude est intimement liée à l’humilité. Elle reconnaît que ce que nous sommes et ce que nous avons est dû à autrui, et par-dessus tout à D.ieu. Comte-Sponville ajoute : “ceux qui sont incapables de ressentir de la gratitude vivent en vain ; ils ne peuvent jamais être satisfaits, épanouis ou heureux : ils ne vivent pas, ils se préparent à vivre, tel que Sénèque l’affirme”[7].

Bien que vous n’ayez pas besoin d’être religieux pour avoir de la gratitude, il y a quelque chose de spécial dans la croyance de D.ieu en tant que créateur de l’univers, façonneur de l’histoire et auteur des lois de vie qui dirige et facilite la gratitude. Il est difficile d’éprouver de la gratitude dans un univers qui existe sans raison, aveugle à notre existence et à notre destinée. C’est précisément notre croyance en un D.ieu personnel qui donne force et convergence à nos remerciements.

Cela n’est pas une coïncidence si les États-Unis, fondés par les puritains, des calvinistes imprégnés par la Bible hébraïque, ont un jour qui s’appelle Thanksgiving (Rendre grâce), consistant à reconnaître la présence de D.ieu dans l’histoire américaine. Le 3 octobre 1863, à l’apogée de la guerre civile américaine, Abraham Lincoln a tenu une déclaration de Thanksgiving remerciant D.ieu ; bien que la nation était en guerre avec elle-même, il y avait quand même des bénédictions pour lesquelles les deux côtés pouvaient exprimer de la gratitude : une récolte prospère, pas d’invasion étrangère… Il poursuivit :

Aucun conseil humain n’a conçu, ni aucune main mortelle n’a élaboré ces grandes choses. Ce sont les dons gracieux du D.ieu Très-Haut qui, tout en nous traitant avec colère pour nos péchés, s’est néanmoins souvenu de la miséricorde… Il m’a semblé juste et convenable qu’ils soient solennellement, respectueusement et avec gratitude reconnus comme d’un seul cœur et d’une seule voix par tout le peuple américain. J’invite donc mes concitoyens de toutes les régions des États-Unis… à mettre à part et à observer le dernier jeudi de novembre prochain comme jour d’action de grâce et de louange à notre Père bienfaisant qui habite dans les cieux. Et je leur recommande que, tout en offrant les attributions qui lui sont justement dues pour de telles délivrances et bénédictions singulières, ils fassent aussi, avec une humble pénitence pour notre perversité et notre désobéissance nationale, qu’ils recommandent à ses tendres soins tous ceux qui sont devenus veuves, orphelins, personnes en deuil ou victimes de la lamentable guerre civile dans laquelle nous sommes inévitablement engagés, et implorent avec ferveur l’intervention de la main du Tout-Puissant pour guérir les blessures de la nation et de la restaurer aussitôt que cela sera en phase avec les dessein célestes pour jouir pleinement de la paix, de l’harmonie, de la tranquillité et de l’union.

Qu’est-ce qu’une déclaration tenue aujourd’hui, en Israël, aux États-Unis, ou partout ailleurs, peut-elle faire pour panser les blessures qui divisent autant les nations aujourd’hui ? L’action de rendre grâce est aussi importante pour les sociétés qu’elle ne l’est pour les individus. Elle nous protège du ressentiment et de l’arrogance du pouvoir. Elle nous rappelle à quel point nous sommes dépendants des autres et d’une force qui est plus grande que nous. Pour les individus comme pour les nations, l’action de grâce est essentielle au bonheur et à la santé.


[1] Voir Robert Emmons, Thanks!: How the New Science of Gratitude Can Make You Happier, Boston: Houghton Mifflin, 2007.

[2] Deborah D. Danner, David A. Snowdon, and Wallace V. Friesen, “Positive Emotions in Early Life and Longevity: Findings from the Nun Study”, Journal of Personality and Social Psychology 80.5 (2001), pp. 804-13.

[3] Plusieurs propos de ce paragraphe peuvent être retrouvés dans des articles faisant partie de Greater Good: The Science of a Meaningful Life @ http://greatergood.berkeley.edu.

[4] Eliahou Rabbah, Ora’h ‘Haïm 127:1.

[5] André Comte-Sponville, A Small Treatise on the Great Virtues: The Uses of Philosophy in Everyday Life,New York: Holt, 2001, p. 133.

[6] Ibid., p. 135.

[7] Ibid., p. 137.


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1.       Qu’est-ce que Rabbi Sacks souligne comme étant un thème récurrent de Dévarim ? Pouvez-vous donner des exemples ? 

2.       Qui devrions-nous remercier ? et à quelle fréquence ? 

3.       Comment pensez-vous qu’une proclamation comme celle d’Abraham Lincoln serait reçue aujourd’hui ?

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