L’animal social

ויקהל

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Au début de cette paracha, Moïse accomplit un tikkoun, un rachat du passé, celui du péché du Veau d’or. La Torah indique cela en utilisant le même mot au début de ces deux épisodes. C’est finalement devenu un mot-clé de la spiritualité juive : k-h-l, “se réunir, se regrouper, se rassembler”. De lui, nous obtenons les mots kahal et kehillah, qui signifient “communauté”. Loin d’être une préoccupation lointaine, la communauté demeure au cœur de notre humanité. Comme nous allons bientôt le voir, de récentes recherches scientifiques confirment le pouvoir extraordinaire des communautés et des réseaux sociaux qui façonnent nos vies.

D’abord, l’histoire biblique. L’épisode du Veau d’or a commencé par ces mots :

“Le peuple, voyant que Moïse tardait à descendre de la montagne, s’attroupa [vayikahel] autour d’Aaron”.

Ex. 32:1

Au début de cette paracha, ayant gagné le pardon de D.ieu et après être descendu avec les secondes tables de la Loi, Moïse commença à consacrer de nouveau le peuple:

“Moïse convoqua [vayakhel] toute la communauté des enfants d’Israël”.

Ex. 35:1

Le peuple avait péché en tant que communauté. Maintenant, il s’apprêtait à être reconstitué en tant que communauté. La spiritualité juive est d’abord et avant tout une spiritualité communautaire.

Notez aussi précisément ce que Moïse fait dans cette paracha. Il dirige l’attention du peuple sur les deux grands pôles communautaires du judaïsme, l’un dans l’espace, l’autre dans le temps. Celui dans le temps est le Chabbat. Celui dans l’espace est le Michkan, le Tabernacle, qui a abouti au Temple puis à la synagogue. C’est là où la kehillah vit le plus intensément : le Chabbat, lorsque nous mettons de côté nos appareils, nos envies matérielles et que nous nous rassemblons en communauté, et la synagogue, au sein de laquelle la communauté a son foyer.

Le judaïsme accorde une grande importance à l’individu. Chaque vie a son univers. Chacun d’entre nous, bien que nous soyions tous à l’image de D.ieu, est différent, donc unique et irremplaçable. Mais la première fois que les mots “pas bon” apparaissent dans la Torah sont dans le verset “Il n’est pas bon que l’homme soit isolé” (Gen. 2:18). Une grande partie du judaïsme repose sur la forme et la structure de notre unité. Si elle valorise l’individu, elle ne soutient pas l’individualisme.

Notre religion est communautaire. Nos prières les plus saintes ne peuvent être récitées qu’en présence d’un minyan, la définition minimale d’une communauté. Lorsque nous prions, nous le faisons en communauté. Martin Buber a parlé du “toi et moi”, mais le judaïsme est plutôt une question de “vous et nous”. Ainsi, pour expier la faute des Israélites commise au titre de la communauté, Moïse cherchait à consacrer du temps et de l’espace à la communauté.

Cette idée est devenue l’une des différences fondamentales entre la tradition et la culture contemporaine de l’Occident. Nous pouvons retrouver cela à la lecture des titres de trois livres à grand succès portant sur la société américaine. En 1950, David Riesman, Nathan Glazer et Reuel Denney ont publié un livre très pertinent sur le caractère changeant des américains, intitulé The Lonely Crowd (La foule solitaire). En 2000, Robert Putnam de Harvard a publié Bowling Alone (jouer au bowling seul) qui explique qu’il n’y a jamais eu autant d’américains jouant au bowling, mais qu’ils sont moins nombreux à adhérer à des clubs ou à des ligues de bowling.. En 2011, Sherry Turkle du MIT a publié un livre sur l’impact des smartphones et des réseaux sociaux qui s’intitule Alone Together (Seuls ensemble).

Observez bien ces titres. Ils traitent tous de la marée montante de la solitude, les étapes successives de l’effondrement prolongé de la communauté à l’époque moderne. Robert Bellah l’a si bien dit lorsqu’il a écrit que “l’écologie sociale est endommagée pas seulement par la guerre, les génocides et la répression politique. Elle est également endommagée par la destruction des liens subtils qui unissent les êtres humains, les laissant apeurés et seuls”.[1]

C’est la raison pour laquelle les deux thèmes de la parachat Vayakhel, le Chabbat et le Michkan (aujourd’hui, la synagogue), demeurent vraiment d’actualité. Ce sont des antidotes à l’atrophie de la communauté. Ils permettent de restaurer “les liens subtils qui unissent les êtres humains”. Ils nous reconnectent à la communauté.

Concentrons-nous sur le Chabbat. Michael Walzer, le philosophe politique de Princeton, met l’accent sur la différence entre les jours saints et les jours fériés (ou comme il l’explique, entre les vacances et le Chabbat).[2] L’idée que les vacances sont des congés personnels est assez récente. Walzer affirme qu’elle a émergé dans les années 1870. Son essence repose sur son caractère individualiste (ou familial). “Chacun planifie ses propres vacances, va où il veut aller, ou fait ce qu’il veut faire”. Par contraste, le Chabbat est essentiellement collectif.

“Toi, ton fils ni ta fille, ton esclave mâle ou femelle, ton bœuf, ton âne, ni tes autres bêtes, non plus que l’étranger qui est dans tes murs”.

Deut. 5:14

Il est public, partagé, la propriété de nous tous. Les vacances sont une marchandise. Nous les achetons. Le Chabbat ne s’achète pas. Il est accessible à nous tous aux mêmes termes : “prescrit à tous, apprécié par tous”. Nous prenons des vacances en tant qu’individus ou familles. Nous célébrons le Chabbat en tant que communauté.

Quelque chose de semblable est également vrai pour la synagogue, l’institution juive, unique à son époque, qui fut finalement adoptée par le christianisme et l’islam sous la forme de l’église et de la mosquée. Nous avons relevé plus haut le propos de Robert Putnam dans Bowling Alone, selon lequel les américains sont devenus plus individualistes. Il a affirmé qu’il y a eu une perte de “capital social”, c’est-à-dire, ce lien qui nous rattache à une responsabilité commune pour le bien commun.

Une décennie plus tard, Putnam a révisé son hypothèse.[3] Il a affirmé qu’une réserve puissante de capital social existe encore et elle peut être trouvée dans les lieux de culte. Ses recherches ont démontré que les adeptes de lieux de culte sont plus à même de donner à la charité, plus enclins à faire du bénévolat, à donner du sang, à passer du temps avec quelqu’un qui se sent déprimé, à venir en aide à un étranger, à aider quelqu’un à trouver un travail ou encore à s’engager dans d’autres types d’activisme civique, moral et philanthropique. Ils ont tout simplement un esprit civique plus développé que les autres. La fréquentation assidue d’un lieu de culte est le meilleur indicateur d’altruisme, meilleur que tout autre facteur, incluant le genre, l’éducation, le salaire, la race, le statut marital, l’idéologie et l’âge.

Sa trouvaille la plus fascinante est que le facteur central est de faire partie d’une communauté religieuse. Ce qui s’est avéré ne pas être pertinent est ce en quoi vous croyez. Les résultats de recherche suggèrent qu’un athée qui irait régulièrement à la synagogue (probablement pour accompagner un conjoint ou un enfant) serait plus enclin à faire du volontariat dans une soupe populaire ou à donner à la charité qu’un croyant religieux qui prierait seul. La facteur clé est encore une fois la communauté.

Il s’agit probablement d’une des fonctions les plus importantes de la religion à une époque séculière : maintenir la communauté en vie. La plupart d’entre nous avons besoin d’une communauté. Nous sommes des animaux sociaux. Les biologistes évolutionnistes ont récemment avancé l’hypothèse que la grosse augmentation de la taille du cerveau représentée par l’Homo sapiens avait précisément pour objectif de nous permettre de former des réseaux sociaux élargis. C’est la capacité humaine à coopérer dans de grandes équipes, plutôt que le pouvoir de la raison, qui nous distingue des autres animaux. Comme la Torah le dit, il n’est pas bon d’être seul.

De récentes recherches ont également démontré autre chose. Les personnes avec qui vous vous associez ont un grand impact sur ce que vous faites et qui vous devenez. En 2009, Nicholas Christakis et James Fowler ont réalisé une analyse statistique sur un groupe de 5 124 sujets et leur 53 228 liens à des amis, famille et collègues de travail. Ils ont découvert que si un ami fume, il est bien plus probable (36 % de chance en plus) que vous fumiez également. La même chose s’applique à la boisson, à la minceur, à l’obésité ainsi qu’à de nombreux autres types de comportement. Nous devenons comme les gens que nous côtoyons.

Une étude d’étudiants du Dartmouth College en 2000 a trouvé que si vous partagez votre chambre avec quelqu’un qui a de bonnes habitudes de vie, cela augmentera probablement votre propre performance. Une étude de 2006 à l’Université de Princeton a démontré que si votre frère ou sœur a un enfant, il y a 15 % de probabilités supplémentaires que vous en ayez un également dans les deux prochaines années. Il y a quelque chose qui s’appelle “la contagion sociale”. Nous sommes profondément influencés par nos amis, ainsi que Maïmonide l’affirme dans son code de loi, le Michné Torah.

Ce qui nous ramène à Moïse et Vayakhel. En plaçant la communauté au cœur de la vie religieuse et en lui donnant un foyer dans le temps et l’espace, la synagogue et le Chabbat, Moïse démontrait le pouvoir de la communauté pour le bon, tel que l’épisode du Veau d’or l’avait fait pour le mal. La spiritualité juive est en grande partie profondément communautaire. D’où ma définition de la foi juive : la rédemption de la solitude.


[1] Robert Bellah et al., Habits of the Heart: Individualism and Commitment in American Life (Berkeley: University of California Press, 1985), 284.

[2] Michael Walzer, Spheres of Justice (Oxford: Blackwell, 1983), 190–96.

[3] Robert Putnam and David E. Campbell, American Grace: How Religion Divides and Unites Us (New York: Simon & Schuster, 2010).


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Questions à poser à la table de Chabbath
  1. Pouvez-vous penser à des moments où les foules peuvent être utilisées pour le bien et pour le mal ? 
  2. Pensez-vous qu’il est important de faire partie d’une communauté ? Pourquoi ? 
  3. La communauté fait-elle partie intégrante du Chabbat pour vous et pour votre famille ?

With thanks to the Schimmel Family for their generous sponsorship of Covenant & Conversation, dedicated in loving memory of Harry (Chaim) Schimmel.

“I have loved the Torah of R’ Chaim Schimmel ever since I first encountered it. It strives to be not just about truth on the surface but also its connection to a deeper truth beneath. Together with Anna, his remarkable wife of 60 years, they built a life dedicated to love of family, community, and Torah. An extraordinary couple who have moved me beyond measure by the example of their lives.” — Rabbi Sacks

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