Bénir le fossé qui nous sépare

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Vayéra

Il y a un mystère au cœur de l’histoire biblique d’Abraham, et il a d’immenses implications sur notre compréhension du judaïsme.

Qui fut Abraham et pourquoi fut-il choisi ? La réponse est loin d’être évidente. Il n’est nulle part décrit comme un “homme juste, irréprochable entre ses contemporains” (Genèse 6:9), comme le fut Noa’h. Nous n’avons aucun portrait de lui, comme le jeune Moïse, intervenant et protestant physiquement contre l’injustice. Il n’était pas un soldat comme David ou un visionnaire comme Isaïe. Ce n’est qu’à un seul endroit, au début de notre paracha, que la Torah nous explique pourquoi D.ieu l’a choisi :

Or, l’Éternel avait dit : “Tairai-je à Abraham ce que je veux faire ?”Abraham ne doit-il pas devenir une nation grande et puissante et une cause de bonheur pour toutes les nations de la terre ? Si je l’ai distingué, c’est pour qu’il prescrive à ses fils et à sa maison après lui d’observer la voie de l’Éternel, en pratiquant la vertu et la justice ; afin que l’Éternel accomplisse sur Abraham ce qu’il a déclaré à son égard.”

Gen. 18:17-19

Abraham fut choisi pour être père. En effet, le nom original d’Abraham, Av ram, signifie “père puissant”, et son nouveau nom, Avraham, signifie “père de plusieurs nations”.

En remarquant cela, nous nous rappelons la première personne de l’histoire à se faire donner un nom, ‘Hava, Ève, car Adam a dit : “Elle est la mère de tous les vivants” (Gen. 3:20). Notez que la maternité est mentionnée dans la Torah bien avant la paternité (vingt générations pour être précis, dix d’Adam à Noa’h et dix de Noa’h à Abraham). La raison est que la maternité est un phénomène biologique commun à presque toutes les formes avancées de vie. La paternité est un phénomène culturel. Il y a peu d’éléments biologiques justifiant les liens conjugaux, la monogamie et la fidélité dans le mariage, et encore moins d’éléments liant les mâles à leurs progénitures. C’est la raison pour laquelle la paternité a toujours besoin de renforcement du code moral en vigueur de la société. Sans cela, les familles se désintègrent très rapidement, le poids et les conséquences étant portés en grande partie par la mère abandonnée.

Cette attention portée sur la paternité – la maternité dans le cas d’Ève, et la paternité dans le cas d’Abraham – est tout à fait centrale dans la spiritualité juive, car ce que le monothéisme abrahamique a amené dans ce monde n’est pas uniquement une réduction mathématique du nombre de divinités, de plusieurs à Une. Le D.ieu d’Israël n’est pas uniquement le D.ieu des scientifiques qui a fait démarré l’univers avec le Big Bang. Ce n’est pas le D.ieu des philosophes, dont la nécessaire existence soutient notre contingence. Ni le D.ieu des mystiques, le Ein Sof, l’infini qui délimite notre finitude. Le D.ieu d’Israël est le D.ieu qui nous aime et qui se soucie de nous à l’instar d’un parent qui aime et qui se soucie de son enfant.

Parfois, D.ieu est décrit comme un père :

“N’avons-nous pas tous un seul père ? N’est-ce pas un seul D.ieu qui nous a créés ?”

Malachie 2:10

Parfois, en particulier dans les derniers chapitres du livre d’Isaïe, D.ieu est décrit comme une mère : “Comme un fils que sa mère console, ainsi vous consolerai-je ; et c’est dans Jérusalem que vous trouverez votre consolation” (Isaïe 66:13). “Est-ce qu’une femme peut oublier son nourrisson, ne plus aimer le fruit de ses entrailles ? Fût-elle capable d’oublier, moi je ne t’oublie point !” (Isaïe 49:15) L’attribut premier de D.ieu, en particulier lorsque les quatre lettres d’Hachem sont utilisées, est la miséricorde, dont le mot hébraïque, ra’hamim, provient du mot re’hem, qui signifie “matrice”. 

Ainsi, notre relation avec D.ieu est profondément connectée à notre relation avec nos parents, et notre compréhension de D.ieu est approfondie si nous avons eu le privilège d’avoir des enfants (j’aime bien la remarque suivante d’une jeune mère juive américaine : “maintenant que je suis devenue parent, je peux mieux m’identifier à D.ieu : je sais ce que cela signifie de créer quelque chose que je ne peux contrôler”).

Tout cela rend l’histoire d’Abraham très difficile à comprendre pour deux raisons en particulier. La première est qu’Abraham était le fils qui a reçu l’injonction de D.ieu de quitter son père. “Quitte ta terre, ton pays natal et la maison de ton père.”

La deuxième est qu’Abraham était le père qui a reçu l’injonction de D.ieu de sacrifier son fils. “Prends ton fils, ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac ; achemine-toi vers la terre de Moria et là offre-le en holocauste sur une montagne que Je te désignerai.”

Quelle est la logique de tout cela ? Il est assez difficile de comprendre que D.ieu puisse ordonner de telles choses à qui que ce soit. À plus forte raison puisque D.ieu a choisi Abraham spécifiquement pour qu’il devienne un modèle de la relation parent et enfant, père et fils. 

La Torah nous enseigne une notion fondamentale et contre-intuitive. Il doit y avoir une séparation avant qu’il puisse y avoir une connexion. Nous devons avoir la possibilité d’être nous-mêmes afin d’être de bons enfants pour nos parents, et nous devons permettre à nos enfants d’être eux-mêmes afin d’être de bons parents.

J’ai affirmé la semaine dernière qu’Abraham a effectivement continué le périple que son père Téra’h avait déjà commencé. Cependant, cela requiert une certaine maturité de notre part avant de réaliser cela, puisque notre première lecture du récit semble suggérer qu’Abraham s’apprêtait à démarrer un périple qui était entièrement nouveau. Selon la fameuse tradition midrachique, Abraham fut l’iconoclaste qui donna un coup aux idoles de son père. Ce n’est que plus tard dans la vie que l’on peut vraiment apprécier, malgré nos rébellions adolescentes, qu’il existe plus de nos parents en nous que nous ne l’avions cru. Mais, avant que l’on puisse apprécier cela, il doit y avoir un acte de séparation. 

Cela s’applique tout aussi bien à la ligature d’Isaac. J’ai longtemps affirmé que le but de l’histoire n’est pas de comprendre qu’Abraham aimait D.ieu avec une intensité telle qu’il était prêt à sacrifier son fils ; mais plutôt que D.ieu enseignait à Abraham que nos enfants ne nous appartiennent pas, peu importe combien nous les aimons. Le premier enfant humain s’appelait Caïn car sa mère Ève a dit : “J’ai fait naître un homme, conjointement avec l’Éternel !” (Genèse 4:1) Lorsque les parents pensent que leur enfant leur appartient, le résultat est souvent tragique.

D’abord la séparation, puis l’union. D’abord individualiser, puis se connecter. Il s’agit d’un des éléments fondamentaux de la spiritualité juive. Nous ne sommes pas D.ieu. D.ieu n’est pas nous. C’est la clarté des limites entre le ciel et la terre qui nous permettent d’avoir une relation saine avec D.ieu. Ce qui est si frappant chez les héros et les héroïnes de la Bible hébraïque est que, lorsqu’ils parlent à D.ieu, ils restent eux-mêmes. D.ieu ne nous envahit pas. C’est le principe abordé par les kabbalistes appelé tzimtzoum, la limitation de soi divine. D.ieu crée un espace pour qu’on puisse être nous-mêmes.

Abraham devait se séparer de son père avant que lui et nous puissions comprendre combien il lui était redevable. Il devait se séparer de son fils afin qu’Isaac puisse être Isaac et pas uniquement un clone d’Abraham. Rabbi Mena’hem Mendel, le Rabbi de Kotzk, l’a dit de manière inimitable:

“Si je suis moi car je suis moi, et tu es toi car tu es toi, alors je suis moi et tu es toi. Mais si je suis moi parce que tu es toi, et tu es toi parce que je suis moi, alors je ne suis pas moi et tu n’es pas toi !”

D.ieu nous aime comme un parent aime son enfant, mais un parent qui aime vraiment son enfant crée de l’espace pour que l’enfant développe son identité. C’est l’espace que l’on crée l’un pour l’autre qui permet à l’amour d’être comme un rayon de soleil pour une fleur, pas comme un arbre pour les plantes poussant en dessous. Le rôle de l’amour, humain et divin, est, pour reprendre la belle phrase du poète irlandais John O’Donohue, “de bénir le fossé qui nous sépare.”


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Questions à poser à la table de Chabbath

1. Comment D.ieu crée-t-il un espace pour que nous puissions être nous-même ? 

2. Croyez-vous qu’il soit difficile pour les parents de créer un espace pour que les enfants soient eux-mêmes ? Pourquoi ? 

3. Cette approche empêche-t-elle les parents (et D.ieu) de protéger leurs enfants de faire des erreurs ? Pensez-vous qu’il s’agisse d’une bonne approche, ou bien est-elle trop risquée ?

These questions come from this week’s Family Edition to Rabbi Sacks’ Covenant & Conversation. For additional interactive, multi-generational study, check out the full edition at https://rabbisacks.org/covenant-conversation-family-edition/vayera/benir-le-fosse-qui-nous-separe/

With thanks to the Schimmel Family for their generous sponsorship of Covenant & Conversation, dedicated in loving memory of Harry (Chaim) Schimmel.

“I have loved the Torah of R’ Chaim Schimmel ever since I first encountered it. It strives to be not just about truth on the surface but also its connection to a deeper truth beneath. Together with Anna, his remarkable wife of 60 years, they built a life dedicated to love of family, community, and Torah. An extraordinary couple who have moved me beyond measure by the example of their lives.” — Rabbi Sacks

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