À Propos des Minorités Créatives

Erasmus Lecture

Le 21 octobre 2013 à New York, Rabbi Sacks a prononcé le vingt-sixième discours d’Erasmus, organisé par First Things, le journal de religion et vie publique le plus influent aux États-Unis.

Many thanks to First Things for their kind permission in allowing us to share this video.

Il y a presque vingt-six siècles, un homme pas exactement connu pour son esprit positif s’est assis pour écrire une lettre à ses coreligionnaires en terre étrangère. Cet homme s’appelait Jérémie. Le peuple à qui il s’adressait était les juifs, captifs en Babylonie après leur défaite, une défaite marquée par la destruction du Temple de Salomon, le symbole central de leur nation, et un signe que D.ieu résidait alors parmi eux.

Nous savons exactement ce que ressentaient ces exilés. Un psaume l’a décrit de la manière la plus percutante : “Sur les rives des fleuves de Babylone, là nous nous assîmes, et nous pleurâmes au souvenir de Sion. Comment chanterions-nous l’hymne de l’Éternel en terre étrangère ?” (Psaume 137:1,4)

C’est exactement ce que Jérémie avait prédit. Mais il n’y a aucun ton de triomphe dans sa lettre, aucune parole du genre “je vous avais prévenu”. Ce qu’il a écrit était tout à fait contre-intuitif. Mais ce ne serait pas exagéré de dire que cela a changé l’histoire juive et, peut-être de manière indirecte, celle de la civilisation occidentale en général. Voici ce qu’il a écrit :

Bâtissez des maisons et habitez-les, plantez des jardins et mangez-en les fruits. Épousez des femmes et mettez au monde fils et filles ; donnez des femmes à vos fils, des maris à vos filles, afin qu’elles aient des enfants. Multipliez-vous là-bas et ne diminuez pas en nombre. Travaillez enfin à la prospérité de la ville où je vous ai relégués et implorez D.ieu en sa faveur ; car sa prospérité est le gage de votre prospérité.

Jérémie 29:5-7

Ce que Jérémie était en train de dire, c’est qu’il est possible de survivre en exil, en préservant votre identité intacte, votre appétit de la vie non diminué, tout en contribuant à la société globale et en priant à D.ieu pour son bien-être. Jérémie introduisait un tout nouveau concept dans l’histoire, une idée fondamentale : l’idée d’une minorité créative.

Nous pourrions avoir du mal à réaliser à quel point cette idée était révolutionnaire à l’époque. Jusqu’à ce moment, les religions étaient inextricablement liées à des espaces définis géographiquement, politiquement, culturellement et linguistiquement. C’est ce que les exilés voulaient dire lorsqu’ils se sont exclamés : “Comment chanterions-nous l’hymne de l’Éternel en terre étrangère ?” Si votre nation était défaite, cela signifiait que votre D.ieu était défait également, et vous deviez accepter cette défaite de bonne grâce ou pas. Si vous étiez en exil, tel que ce fut le cas du royaume du nord un siècle et demi plus tôt, alors vous vous assimiliez à la culture environnante, et vous deveniez l’une (ou plutôt dix) des tribus perdues de l’histoire.

Il n’y a qu’une configuration d’idées qui a fait en sorte que la vision de Jérémie soit possible. La première idée était le monothéisme. Si D.ieu était partout, alors l’on pouvait accéder à Lui partout, même par les eaux de Babylonie.

La deuxième était la croyance en la souveraineté de D.ieu sur l’histoire et sur toutes les autres puissances. Jusqu’alors, si un peuple était conquis, cela signifiait la défaite d’une nation et de son D.ieu. Pour la première fois, selon le récit de Jérémie de la conquête d’Israël par la Babylonie, la défaite de la nation est comprise comme étant accomplie par son D.ieu. D.ieu était toujours suprême. La Babylonie n’était qu’un instrument de Sa colère. Un peuple pouvait essuyer une défaite et garder sa foi intacte.

La troisième était la croyance que D.ieu avait gardé sa foi intacte. Il ne briserait pas Sa parole, Son alliance avec Israël, peu importe le nombre de fois qu’Israël avait brisé son alliance avec D.ieu. On pouvait compter sur Lui pour honorer sa promesse, tel que ce fut le cas lorsque les Israélites étaient esclaves en Égypte. À l’avenir, tout comme dans le passé, Il ramenèrait Son peuple sur sa terre.

Ainsi, Jérémie, à l’instar de tous les prophètes, était une voix d’espoir. Le message prophétique demeure le suivant : si le peuple revient vers D.ieu, alors D.ieu reviendra vers Son peuple, et le peuple retournera sur sa terre. Seul l’espoir peut faire vivre un peuple en exil, et seul un D.ieu transcendant, au-delà de tous les principes et pouvoirs, peut garantir cet espoir, même si cela prend des siècles ou des millénaires avant que cet espoir ne se réalise.

La lettre de Jérémie est devenue le fondement de l’espoir juif pour sa survie en diaspora pendant plus de trente-six siècles jusqu’à aujourd’hui, une survie qui ne tient qu’à un fil, remplie de risques et précaire, mais une survie remarquable tout de même.

Les juifs étaient créatifs de trois façons distinctes. La première était intérieure. Ce fut en Babylonie par exemple que la Torah fut renouvelée au cœur de la loi juive. Nous voyons cela de façon claire dans le travail pionnier d’éducation nationale dirigée par Ezra et Néhémie lorsqu’ils retournèrent en Israël. Et ce fut en Babylonie, encore une fois, que mille ans plus tard, le chef-d’œuvre du judaïsme biblique, le Talmud de Babylone, fut compilé. La rencontre avec le christianisme au Moyen Âge mena au bourgeonnement du commentaire de la Bible hébraïque. La rencontre avec l’islam médieval donna naissance à la philosophie juive. Chaque exil a permis une nouvelle forme d’expression religieuse.

Deuxièmement, les juifs étaient des médiateurs culturels entre leurs sociétés d’accueil et d’autres civilisations. Par exemple, grâce au commerce, ils amenèrent à l’Occident de nombreuses inventions chinoises au Moyen Âge. Maïmonide joua un rôle important dans la redécouverte islamique de Platon et d’Aristote au monde chrétien, faisant œuvre de pont entre Averroès et Aquinas.

Troisièmement, lorsqu’à l’époque moderne, les juifs furent admis pour la première fois au sein du courant culturel dominant en Occident, de nombreux penseurs qui structurèrent l’esprit moderne virent le jour. Ceux d’ascendance juive, sinon d’affiliation religieuse étaient Spinoza, Marx, Freud, Einstein, Wittgenstein, Durkheim, Lévi-Strauss et bien d’autres.

Par conséquent, vous pouvez être une minorité, vivre dans un pays dont la religion, la culture et le système légal ne sont pas les vôtres, tout en gardant votre identité, vivre votre religion, et contribuer au bien commun, exactement comme Jérémie le préconisa. Ce n’est pas simple. Cela requiert une finesse complexe d’identités. Cela implique une volonté de vivre dans un état de dissonance cognitive. Ce n’est pas pour les peureux. Mais c’est créatif.

Faisons une “avance rapide” de vingt-six siècles, depuis Jérémie jusqu’au 13 mai 2004, jour d’un discours sur les racines chrétiennes de l’Europe par le cardinal Joseph Ratzinger, qui allait devenir le pape Benoît XVI. Il fut confronté au phénomène d’une Europe largement sécularisée, peut-être encore plus que jamais dans l’histoire depuis la conversion de Constantin au troisième siècle.

Ratzinger a affirmé que cette perte de foi avait provoqué trois autres types de pertes : une perte d’identité européenne, une perte de fondations morales, et une perte de foi en la postérité, évidente dans la chute de la natalité qu’il a décrit comme “un étrange manque de désir pour l’avenir”. L’équivalent le plus proche de l’Europe moderne fut l’Empire romain à l’aube de sa chute. Bien qu’il n’ait pas employé ces mots, il fit passer l’idée que, lorsqu’une civilisation perdait foi en D.ieu, elle perdait au bout du compte foi en elle-même.

Est-ce inévitable ? Ou réversible ? Une civilisation qui a commencé à décliner peut-elle s’en remettre et revivre ? Le cardinal a suggéré que cela était l’enjeu d’une discussion entre deux historiens, Oswald Spengler et Arnold Toynbee. Pour Spengler, les civilisations sont comme des organismes. Elles naissent, elles grandissent, elles atteignent un état de maturité, puis elles vieillissent et meurent. Il n’existe aucune exception.

Pour Toynbee, il existe une différence entre les dimensions spirituelles et matérielles d’une civilisation. Elles sont enclines à la capacité humaine de se relever précisément parce qu’elles ont une dimension spirituelle. Ce cadeau, a dit Toynbee, appartenait à ce qu’il qualifiait de minorités créatives, les plus promptes à résoudre les problèmes au cours de l’Histoire. Ratzinger conclut qu’ainsi, “les fidèles chrétiens devraient se percevoir comme une minorité créative, et aider l’Europe à regagner le meilleur de son héritage, et ainsi se placer au service de l’humanité.”

Cela était aussi une réponse inattendue. Il s’agit d’une proposition surprenante que l’Église catholique, qui compte près d’1,2 milliards d’adeptes, se définisse comme une minorité, en particulier en Europe. Ce n’est également pas la seule manière pour un groupe de répondre à la découverte qu’il est devenu minoritaire. Il existe trois autres façons. D’abord, il peut s’ajuster à la sécularisation : le chemin du libéralisme religieux. Ensuite, il peut y résister, parfois de manière violente, comme c’est le cas de plusieurs groupes extrémistes dans diverses régions du monde. Troisièmement, il peut se reclure dans des enclaves isolées, comme on peut l’observer chez certains groupes juifs ultra-orthodoxes. Il s’agit d’une stratégie puissante qui a renforcé énormément le judaïsme orthodoxe, mais au prix d’une forme de ségrégation, et donc d’une perte d’influence sur le monde extérieur.

Pour devenir une minorité créative, la quatrième possibilité n’est pas facile car elle requiert de garder des liens étroits avec le monde extérieur tout en demeurant fidèle à sa religion, en cherchant non seulement à maintenir la flamme sacrée, mais également à transformer une société plus large dont vous faites partie. Cela constitue un choix exigeant et rempli de risques, et les juifs sont bien placés pour en témoigner.

Mais le futur pape a parlé à une époque tumultueuse dans l’histoire de l’Occident. Il fut un temps, seulement quinze ans avant ce discours, où l’Occident semblait triompher. L’Union soviétique s’était démantelée, le mur de Berlin effondré, et la guerre froide terminée ; il semblait que la démocratie libérale et l’économie de marché, deux des grandes productions occidentales, s’apprêtaient à balayer le monde.

Depuis, cependant, nous avons vu deux grandes civilisations, l’Inde et la Chine, revivre et commencer à mettre au défi la suprématie économique de l’Occident. Une troisième, l’islam, traverse un période de grandes turbulences. Entretemps, la crise financière de 2008 imposa une série d’économies, car les États-Unis et une grande partie de l’Europe, vivant au-dessus de leurs moyens, empruntant toujours plus et produisant toujours moins, furent submergés de dettes personnelles et collectives. De l’intérieur, l’Occident peut toujours sembler puissant, et c’est le cas d’un point de vue technologique et scientifique, mais de l’extérieur, beaucoup le voient comme étant déjà sur le déclin. Ainsi, la comparaison du cardinal avec l’Empire romain à l’aube de sa chute doit être prise au sérieux.

Les civilisations ne sont pas éternelles. Spengler et Toynbee n’ont pas été les seuls à le dire. Au quatorzième siècle, le grand sage musulman Ibn Khaldun l’affirma également, ainsi que Giambattista Vico au dix-huitième siècle. Il en est de même pour chaque personne étudiant l’histoire sur le long terme. Le jugement auquel nous pourrions le plus nous identifier aujourd’hui est contenu dans le premier volume du récit historique épique The Story of Civilization, écrit par Will Durant. “Une certaine tension entre la religion et la société marque les grandes étapes de la civilisation”, a écrit Durant. La religion commence à “se battre de manière suicidaire pour la cause perdue du passé” et “le contrôle sacerdotal des arts et des lettres est ensuite ressenti comme un enchaînement irritant ou une barrière haineuse, et l’histoire intellectuelle prend le caractère ‘d’un conflit entre la science et la religion’”[1].

Les classes intellectuelles abandonnent la théologie ancienne, et après une certaine hésitation, le code moral qui y est associé ; la littérature et la philosophie deviennent anticléricales. Le mouvement de libération culmine jusqu’à atteindre un culte exubérant de la raison, avant de retomber dans un désenchantement paralysant de tout dogme et de toute idée. La conduite, privée de ses supports religieux, dégénère en un chaos épicurien ; et la vie elle-même, vidée du réconfort apporté par la foi, devient un fardeau pour la pauvreté consciente comme pour la richesse lasse. En fin de compte, une société et sa religion ont tendance à s’effondrer ensemble, comme un corps et son âme, en une mort harmonieuse. Entretemps, parmi les opprimés, un autre mythe fait surface, donnant une nouvelle forme d’espoir, un nouveau courage à l’effort humain, de construire une autre civilisation après des siècles chaotiques.

Le déclin d’une civilisation peut-il être évité ? Tel fut l’enjeu soulevé, de différentes manières, par Jérémie à son époque et par le cardinal Ratzinger à la nôtre. Pour comprendre ce que cela peut impliquer, cela vaut la peine de se pencher sur le travail de Toynbee, celui qui a introduit l’idée des “minorités créatives”.

Je n’avais pas lu A Study of History jusqu’à récemment. Je sais que de nombreux juifs furent choqués par ce livre en raison de son passage à propos duquel il est dit que les juifs et le judaïsme étaient “une société éteinte qui ne survit qu’en tant que fossile”[2]. Ils furent encore plus outrés par un autre passage, dans le volume 8, publié en 1954, sur la façon dont Israël traita les Arabes en 1948, tandis qu’il combattait pour sa survie contre les armées de cinq pays voisins ; un “traitement” moralement équivalent au sort que les nazis réservèrent aux juifs… Cette affirmation ne fut pas retirée, mais plutôt réitérée en 1961 lors de son débat avec l’ambassadeur d’Israël au Canada de l’époque, le regretté Jacob Herzog.

Ce que je n’ai pas apprécié, c’est que sa description du judaïsme fossilisé n’est pas une phrase isolée dans son œuvre à douze volumes, mais bien le cœur de son propos. Nombreux sont ceux à avoir souligné que le livre A Study of History est moins une étude d’histoire qu’un travail de théologie appliquée relevant clairement de la théologie de substitution. Pour Toynbee, le christianisme occidental n’est pas un développement du judaïsme mais plutôt une suite de la société helléniste, qui émerge d’abord après la chute de la Grèce, puis de Rome. Selon Toynbee, le judaïsme n’était pas une civilisation défaite ou déchue. Il n’a jamais été une civilisation. Son existence même est une anomalie et un anachronisme.

En lisant ces volumes, dont le premier avait été publié en 1934, j’ai eu des frissons en lisant un historien notoire qui répétait ce sentiment responsable de tant de persécutions à travers les siècles et qui s’apprêtait à atteindre son dénouement tragique durant l’Holocauste. Lorsque je réalisais ensuite qu’il était même prêt à expédier l’État d’Israël dans les poubelles de l’Histoire, je compris à quel point une certaine attitude était imprégnée profondément dans l’esprit occidental ; et je veux la défier, pas seulement pour le passé mais pour l’avenir, pas seulement pour les relations entre chrétiens et juifs, mais pour les relations entre l’Occident et le monde.

Il y a un manque d’imagination au cœur même de l’étude historique de Toynbee, façonnant non seulement son attitude envers les juifs et Israël, mais bien d’autres choses.

En résumé, son propos est le suivant : les civilisations sont provoquées par des défis. Elles n’émergent jamais automatiquement comme la résultante d’une cause biologique ou géographique. Ce qui se passe, c’est qu’un groupe ou une nation est confronté à un problème, qu’il soit économique, militaire ou climatique, qui menace son existence. Un individu ou un petit groupe offre ensuite une solution innovante, une inspiration ou une découverte qui trace la voie vers la prospérité ou la victoire. Ainsi naît une minorité créative.

Après avoir reconnu que la minorité a pavé la voie du succès, la majorité l’imite. La nation, qui est maintenant en position d’avantages relatifs sur les autres, devient prospère, pour finalement devenir un empire, ou ce que Toynbee qualifie d’ “État universel”. Mais cela ne dure jamais éternellement.

Au bout du compte, la minorité, ivre de succès et de pouvoir, cesse d’être créative. Elle devient ensuite une minorité dominante en pouvoir non pas par ce qu’elle accomplit actuellement, mais par ses réalisations antérieures. À ce stade, la dégradation sociale commence. Puisque la minorité ne peut plus justifier sa position, elle devient hostile envers la majorité, ou ce que Toynbee qualifie de prolétariat. C’est le schisme. La majorité interne peut trouver du réconfort dans la religion en créant une Église universelle. Le prolétariat extérieur, des étrangers qui autrefois craignaient le pouvoir établi, n’ont dorénavant plus peur de lui et se livrent à des actes de violence et de terreur, donnant naissance, selon la phrase de Toynbee, à “une bande de pillards livrant des guerres barbares”. Le temps, dit Toynbee, joue pour les “barbares”. Lorsque cela survient, la chute devient alors une désintégration.

Et voici comment cela est décrit. Dans le jugement de Toynbee, “des vingt-et-une civilisations qui sont nées et qui ont prospéré, treize sont mortes et enterrées… sept des huit restantes sont apparemment en déclin… et la huitième, la nôtre, a probablement dépassé son point culminant”.

Il existe cependant une possibilité que Toynbee n’a pas considérée. Et si au moins une minorité créative avait déjà prédit il y a bien longtemps ce que Toynbee et d’autres historiens ont réalisé sur le tard ? Et si elle avait témoigné du déclin et de la chute des premières grandes civilisations : la Mésopotamie, l’Égypte et l’Assyrie ? Et si elle avait vu comment les minorités dominantes traitent les masses, le prolétariat, en les transformant en main-d’œuvre forcée et en armées conscrites afin que les dirigeants soient des héros de guerres expansionnistes, immortalisés dans des monuments ? Et si elle considérait tout cela comme une profonde insulte à la dignité humaine et une trahison à la condition humaine ?

Et si elle percevait la religion comme ayant maintes fois donné des sanctions célestes à des hiérarchies purement humaines ? Et si elle savait que la vérité et le pouvoir n’ont rien à voir l’un avec l’autre, et que vous n’ayez pas besoin de diriger le monde pour révéler la vérité dans ce monde ? Et si elle avait réalisé qu’une fois que vous cherchez à créer un État universel, vous avez déjà emprunté un chemin sans issue, un processus qui se termine par un déclin et une désintégration ? Et si elle était convaincue que, sur le long terme, la vraie bataille est spirituelle, non pas politique ou militaire, et que dans ce combat, l’influence compte davantage que le pouvoir ?

Et si elle croyait qu’elle avait entendu l’appel de D.ieu d’être une minorité créative qui n’a jamais cherché à être une minorité dominante, qui n’a jamais cherché à devenir un État universel, ni même une Église universelle, selon le terme conventionnel ? Et si elle croyait que D.ieu est universel mais que l’amour, tout amour confondu, même l’amour de D.ieu, est irréductiblement personnel ? Et si elle était convaincue que le D.ieu, créateur de la biodiversité, se soucie de la diversité humaine ? Et si elle avait vu les grands empires conquérir de petites nations, leur imposer leur culture, et qu’elle ait été profondément perturbée par cela, tel que nous le sommes aujourd’hui lorsqu’une espèce animale est menacée d’extinction par l’exploitation et la négligence humaine ?

Et si ces idées ont eu recours à un personnage comme Jérémie pour reconceptualiser tout le phénomène de la défaite et de l’exil ? Les Israélites ont failli à leur mission en devenant obsédés de politique au profit de l’intégrité morale et spirituelle. C’est ce qu’enseignèrent tous les prophètes, depuis Moïse jusqu’à Malakhi. Chaque fois que vous essaierez d’être comme vos voisins, disent-ils, ils vous vaincront. Chaque fois que vous vénérez le pouvoir, il vous vaincra. Chaque fois que vous cherchez à dominer, vous serez dominés. Car D.ieu dit : ”vous m’êtes témoins qu’il n’y a rien de sacré dans le pouvoir ou de saint dans les empires et l’impérialisme.”

Une nation aura toujours besoin de pouvoir pour survivre, mais seulement en tant que moyen, pas en tant que fin. Sur sa terre, Israël était, est et sera une nation minuscule entourée par ses ennemis qui ne cherchent qu’à la détruire. Sa survie même sera toujours une preuve de quelque chose de profond : la capacité d’un petit peuple à survivre à des grandes puissances par la simple force de son engagement envers la justice, la miséricorde et la dignité humaine. Que ce soit en tant que nation au Moyen-Orient ou en tant que peuple dispersé en exil, il sera toujours une minorité créative qui décline l’invitation à devenir une minorité dominante. Par son existence même, il manifestera la vérité difficile et irrationnelle qu’il est possible de vénérer un D.ieu universel sans essayer de fonder un État universel ou une Église universelle.

Telle fut la mission des juifs à travers les âges. Ainsi, ce n’est pas un hasard si Toynbee ne peut que les concevoir comme une anomalie et un anachronisme, car ils se trouvent hors de ses structures et ne correspondent pas à ses catégories. En effet, ils remettent ces catégories en question. Il existe ainsi une différence dans ce monde entre le concept de Jérémie et celui de Toynbee en ce qui concerne la minorité créative. Jérémie demande à sa minorité de prier pour la ville et d’œuvrer à sa prospérité. Il ne leur demande pas de convertir la ville en persuadant ses habitants de devenir juifs, pas plus que D.ieu ne demande à Jonas de convertir les habitants de Ninive. Il veut qu’ils se repentent, et non pas qu’ils se convertissent.

Dans chaque grande tradition religieuse, il y a plus d’une voix. Dans le judaïsme, il existe les voix distinctes du prêtre, du prophète et du sage, et elles génèrent différents types de littérature. Dans le christianisme, c’est la même chose : il existe une voix helléniste et une voix hébraïque, en raison des circonstances de son histoire d’origine. La voix helléniste traite des vérités universelles. La voix hébraïque traite de la particularité de l’amour, du pardon et des différences qui nous rendent tous uniques et qui font en sorte que la vie humaine elle-même soit sainte.

La voie helléniste, dont Arnold Toynbee constituait un exemple extrême, mène à la création d’une Église universelle et d’un État universel. Après tout, l’hellénisme avait déjà conduit à l’émergence de deux des plus grands empires que le monde ait jamais connus, et ce avant la naissance du christianisme. La voix hébraïque mène à la reconnaissance qu’une petite nation puisse jouer le rôle d’une minorité créative au sein même de l’humanité, cherchant à influencer, pas à avoir du pouvoir, en espérant inspirer mais pas conquérir ou convertir.

Malgré sa prétendue tolérance, l’hellénisme a largement mis de côté toute vision qui ne correspondait pas avec la sienne, en la qualifiant de barbare, et ne parvenait pas à comprendre pourquoi les juifs voulaient rester fidèles à leur identité qui semblait si paroissiale. La seule explication que les écrivains hellénistes ont pu donner est que les juifs sont des misanthropes qui détestent l’humanité. Sous le contrôle séleucide et romain, de nombreuses tentatives de réprimer le judaïsme dans son ensemble eurent lieu au prix de conséquences tragiques. Toute tentative de fonder un État universel ou une Église universelle entrera toujours en collision au particularisme du judaïsme, et cela explique plus que tout autre facteur la persistance de l’antisémitisme à travers les âges. Les juifs ont vécu, et sont parfois morts pour défendre leur droit à la différence, et pour la croyance que l’unité au ciel crée de la diversité sur cette terre.

Il y a des moments dans l’histoire, et nous en vivons un actuellement, au cours desquels quelque chose de nouveau prend forme sans que nous sachions exactement quoi, lorsque nous sommes pris, pour reprendre les paroles de Matthew Arnold, “errant entre deux mondes, l’un mort, et l’autre pas suffisamment fort pour voir le jour”. Il y a eu plusieurs voix de mise en garde, depuis Alasdair MacIntyre à Niall Ferguson, annonçant que l’Occident, qui a dominé le monde du seizième au vingtième siècle, est en déclin. Il n’aspire certainement plus le respect d’autrefois. Il ne se respecte plus lui-même comme avant. Dans son discours, le cardinal Ratzinger a fait référence avec fermeté à ce qu’il qualifie “d’une haine de soi pathologique” de l’Europe.

Ce que l’on appelle l’éthique judéo-chrétienne est grandement menacée par deux fronts : ceux qui veulent éliminer toute forme de religion, et ceux qui cherchent à créer un État théocratique universel qui n’est ni chrétien, ni juif.

Trois phénomènes requièrent notre attention. D’abord, il y a le nettoyage ethnique qui se déroule actuellement à l’encontre des chrétiens sur une large partie du Moyen-Orient et certaines régions d’Afrique. Je pense aux chrétiens qui ont fui la Syrie, aux huit millions de coptes en Égypte qui vivent dans la peur, à la destruction de la dernière église d’Afghanistan et aux millions de chrétiens qui ont quitté l’Irak depuis les années 1990. Jusqu’à peu, les chrétiens représentaient 20% de la population du Moyen-Orient ; aujourd’hui, ce chiffre n’atteint que 4%. Il s’agit d’un des grands crimes de notre époque, mais il n’a pratiquement pas été documenté, médiatisé, ni n’a soulevé de mouvement de protestation.

Ensuite, il y a une résurgence de l’antisémitisme dans de nombreuses régions du monde, un antisémitisme complexe qui mêle déni de l’Holocauste, diabolisation des juifs, retour des accusations de crime rituel et Protocoles des Sages de Sion, tentative de l’Europe d’interdire la circoncision et la Chékhita (l’abattage rituel d’animaux). Cela rend dans les faits la pratique du judaïsme impossible, sans mentionner l’antisionisme qui mène des gens généralement bien intentionnés à remettre en question le droit à l’existence d’Israël, comme le fit Toynbee en son temps. Le fait que cela se produise dans la mémoire vivante de l’Holocauste est pratiquement incroyable.

Le troisième concerne l’Occident lui-même, qui a déjà fait beaucoup d’efforts pour abandonner les principes judéo-chrétiens de la sainteté de la vie et de l’alliance sacrée du mariage. Il place plutôt sa confiance en une série d’institutions, dont aucune ne peut supporter la responsabilité d’une direction morale : la science, la technologie, l’État, le marché et la biologie de l’évolution. La science nous dit ce qu’il en est, elle ne nous dit pas comment les choses doivent être. La technologie nous donne du pouvoir, mais ne peut pas nous dire comme l’utiliser. Par principe, la démocratie libérale n’émet pas de jugements moraux. Le marché nous donne des choix, mais ne nous dit pas quelle option choisir. La biologie de l’évolution nous dit pourquoi nous avons certains désirs, mais pas quels désirs nous devrions satisfaire plutôt que d’autres. Elle n’explique pas la capacité humaine unique à réaliser des évaluations de second ordre.

Les résultats sont partout : chute du mariage, rupture du cercle familial, dislocation du lien social, sectarisme politique à un moment ou l’intérêt national demande un effort bien plus large, perte de confiance dans les institutions publiques, accumulation de dettes dont le poids sera porté par la prochaine génération et échec d’une moralité partagée pour nous sortir du bourbier de l’individualisme, de l’hédonisme, de la société de consommation et du relativisme. Nous connaissons bien tout cela, mais c’est comme si nous étions impuissants à surmonter ces défis. Nous avons atteint le stade décrit pas Tite-Live, dans sa description de la Rome antique, où nous ne pouvons ni supporter nos vices ni leurs remèdes.

Par conséquent, la question cruciale revient. Le déclin des civilisations peut-il être évité ? La réponse prophétique est “oui”. Car les prophètes ont enseigné qu’il y a un retour après chaque exil, les ruines peuvent être bâties derechef après leur destruction, et une renaissance est possible après chaque crise, si et seulement si nous avons foi en la confiance que D.ieu nous porte.

Mais l’éthique judéo-chrétienne ne pourra émerger de nouveau tant que la fissure qui se loge en son cœur ne sera pas traitée, cette fissure symbolisée par la longue séparation entre les chrétiens et les juifs, cause de tant de persécutions et de vies fauchées. J’ai fait allusion à la manière dont cette guérison pouvait intervenir, si nous pouvions restituer la voix hébraïque plutôt que la voix helléniste, la vision de Jérémie plutôt que celle de Toynbee sur la minorité créative. Cela implique une volonté à être fidèle à notre tradition sans chercher à l’imposer aux autres, ou à juger les autres avec dureté simplement parce que leur mode de vie n’est pas le nôtre ; une loyauté conjuguée à l’humilité qui nous permet de rester fidèles à notre foi tout en étant une source de bénédiction pour les autres, quelle que soit leur religion. C’est la définition de la recherche de la paix dans la cité et de la recherche de la paix dans le monde.

L’histoire européenne a connu trois périodes hellénistiques suprêmes : d’abord Athènes, ensuite Rome, puis la Renaissance italienne, et nous traversons la quatrième. Il y a eu des moments de créativité absolue, mais chacun d’entre eux s’est terminé par un déclin et une chute. Et, malgré toutes ces épreuves et de nombreuses tragédies, les juifs et le judaïsme ont survécu. De manière tout à fait mystérieuse, la présence hébraïque a réussi à vaincre la loi de l’entropie qui fait battre de l’aile les civilisations pour les voir finalement se désintégrer.

Je crois que les juifs et les chrétiens peuvent et doivent travailler ensemble pour promouvoir les valeurs que nous partageons et que nous croyons universelles : la sainteté de la vie comme cadeau divin, la dignité de la personne créée à l’image de D.ieu, les vertus de l’alliance de tzedek, oumichpat, ‘hessed, ve-ra’hamim : l’équité, la justice, l’amour et la miséricorde. Puissions-nous tenir ensemble et défendre l’environnement de la liberté humaine : la famille stable et aimante, qui unit parents et enfants en un lien de loyauté et de souci de l’autre, et une communauté de soutien construite sur le principe de ‘Hessed ou de caritas.

Le temps est venu qu’une nouvelle rencontre se fasse entre chrétiens et juifs, basée sur la simple idée qu’une église qui se perçoit comme une minorité créative selon la vision de Jérémie a permis l’existence des juifs et du judaïsme d’une manière qui n’avait jamais été vue auparavant.

La raison pour laquelle je me sens pleinement prêt à affirmer cela, c’est le courage dont l’Église catholique a fait preuve à la suite de l’Holocauste pour tenter d’ouvrir une nouvelle voie aux relations entre chrétiens et juifs, d’abord par le pape Jean XXIII, puis par le Vatican II et plus particulièrement Nostra Aetate ; ce courage s’est maintenu par la visite apaisante du pape Jean-Paul II à Jérusalem, et fut ravivé par l’expression de “minorité créative” prononcée par le pape Benoît XVI.

La seconde raison est le pape François, que je n’ai pas encore rencontré, mais dont j’ai écouté attentivement les paroles. J’étais à Buenos Aires le jour où le pape fut élu, et je fus marqué par le haut respect qu’il inspirait chez la communauté juive d’Argentine, une communauté qui se sent très vulnérable depuis les attaques terroristes des années 1990. Je fus tout aussi marqué par la chaleur de son dialogue, publié dans le livre On Heaven and Earth[3], avec un rabbin local (Rabbi Abraham Skorka).

Ce qui m’a profondément ému, ce furent les propos qu’il a tenus dans sa lettre ouverte du 11 septembre 2013, à Eugenio Scalfari, éditeur du journal italien ​​La Repubblica. Il y a écrit : “D.ieu n’a jamais abandonné Son alliance avec Israël, et malgré ses terribles souffrances à travers les époques, le peuple juif a toujours conservé sa foi. Pour cela, nous ne serons jamais assez reconnaissants envers lui en tant qu’Église, mais également en tant qu’êtres humains.” Ce sont des mots que nous n’avions que rarement entendus d’un pape jusqu’alors, et ils comportent une vérité que nous oublions parfois trop souvent : si vous êtes profondément loyaux envers votre foi, vous pouvez respecter la loyauté avec laquelle les autres restent fidèles à leur foi.

Si nous lisons attentivement le livre de la Genèse, nous remarquons que la grande menace contre l’humanité est la rivalité entre frères, et ce que René Girard qualifie de “mimesis”, le désir d’obtenir ce que votre frère possède plutôt que de vous satisfaire de votre lot. Il y a quatre scènes de ce genre dans la Genèse : Caïn et Abel, Isaac et Ismaël, Jacob et Esaü, ainsi que Joseph et ses frères. Une lecture superficielle suggère que la rivalité entre frères est inévitable ; elle fait partie de la condition humaine. Les biologistes nous révèlent qu’elle existe chez d’autres espèces également. Mais une lecture plus approfondie est possible si nous nous concentrons simplement sur la dernière scène de chaque histoire où les frères sont ensemble. Dans le cas de Caïn et Abel, Abel est mort. Dans le cas d’Isaac et d’Ismaël, ils se tiennent debout devant la tombe de leur père. Dans le cas de Jacob et d’Esaü, ils se rencontrent, s’embrassent et se séparent, chacun suivant son chemin. Dans le cas de Joseph, il y a un moment de pardon et de réconciliation, le premier moment de pardon de l’Histoire consigné à l’écrit.

La dernière scène fut évoquée de façon mémorable par le pape Jean XXIII au tout début de son chapitre sur les relations entre juifs et catholiques. Lors d’une rencontre avec une délégation juive en 1960, il dit, dans les paroles exactes de la Bible elle-même : “Je suis Joseph, votre frère” (Genèse 45:4). Cet événement, dans la Bible et lors de sa récente remise en vigueur, représente une scène extraordinaire de réconciliation. Mais il existe une deuxième scène dans la Bible, quelques années plus tard, lorsque Joseph dit à ses frères : “Vous, vous aviez médité contre moi le mal : D.ieu l’a combiné pour le bien, afin qu’il arrivât ce qui arrive aujourd’hui, qu’un peuple nombreux fût sauvé” (Genèse 50:20). Ce que Joseph veut dire, c’est que par nos actions présentes, nous pouvons réparer le passé. Nous pouvons sauver des fragments de lumière des ténèbres lorsque nous utilisons notre douleur pour nous sensibiliser à la douleur des autres, lorsque nous “sauvons plusieurs vies”.

La deuxième scène de réconciliation entre Joseph et ses frères constitue le prélude essentiel au drame de la rédemption qui a eu lieu dans le livre de l’Exode et qui a changé l’histoire de l’humanité pour l’éternité. Se pourrait-il que les juifs et les catholiques soient appelés à leur seconde réconciliation alors qu’ils se tiennent côte à côte, en tant que deux minorités créatives cherchant à sauver de nombreuses vies ; y compris celles qui, comme les Égyptiens à l’époque de Joseph et les Babyloniens à celle de Jérémie, n’appartiennent pas à notre religion mais sont tout de même créés à l’image de notre D.ieu ?

Une telle réconciliation peut engendrer une nouvelle forme d’espoir humain, un courage renouvelé nous rapprochant un peu plus de la vision d’Isaïe d’un monde dans lequel il n’y aura “plus de méfaits, plus de violences sur toute ma sainte montagne ; car la terre sera pleine de la connaissance de D.ieu, comme l’eau abonde dans le lit des mers” (Isaïe 11:9).

Les vraies minorités créatives mènent les batailles de demain, pas celles d’hier. Selon moi, l’éthique judéo-chrétienne renaîtra dès qu’il y aura le sentiment que quelque chose de nouveau et de remarquable a eu lieu pour réparer la plus ancienne relation meurtrie de l’histoire occidentale. Lorsque ce jour poindra, les juifs et les chrétiens seront unis dans leur combat contre la persécution des chrétiens au Moyen-Orient, pour la défense de la légitimité de l’État d’Israël, berceau ancien et nouveau de la nation juive ; et, en tant que témoins du pouvoir de l’éthique de l’amour, du pardon et du caractère sacré de la vie humaine, ils ouvriront un espace d’espérance humaine plus convaincant que les nouvelles barbaries, laïques ou religieuses. L’enjeu n’est rien de moins que l’avenir de l’Occident.