L’amour qui amène une nouvelle forme de vie dans ce monde

Address to the Humanum: An International Inter Religious Colloquium

Rabbi Sacks a prononcé un discours lors d’une colloque internationale sur “la complémentarité de l’homme et de la femme”, organisée par Humanum au Vatican sous le patronage du pape François, le 17 novembre 2014.

J’aimerais introduire notre échange de ce matin en racontant l’histoire de l’une des plus belles idées de l’histoire des civilisations : l’idée que l’amour amène une nouvelle vie dans ce monde. Il y a bien sûr plusieurs façons de narrer cette histoire, et il ne s’agit que d’une d’entre elles. Mais pour moi, il s’agit d’une histoire de sept moments-clés, chacun d’entre eux étant surprenant et inattendu.

Selon un rapport de la presse paru le 20 octobre de cette année, le premier a eu lieu dans un lac en Écosse il y a plus 385 millions d’années. Ce fut à ce moment-là, selon cette nouvelle découverte, que deux poissons s’accouplèrent, réalisant le premier exemple de reproduction sexuelle enregistré par la science. Jusqu’alors, toute forme de vie s’était propagée de manière asexuelle, par des divisions de cellules, par des bourgeonnements, par des fragmentations ou de parthénogénèse, et toutes sont bien plus simples et plus économiques que la division de la vie en mâle et femelle, chacun avec un rôle différent pour créer et maintenir la vie.

Lorsque nous prenons en compte, même dans le monde animal, la quantité d’efforts et d’énergie requise dans l’accouplement d’un mâle et d’une femelle en terme de démonstrations, de rituels de séduction, de rivalités et de violence, il est stupéfiant de constater que la reproduction sexuelle puisse avoir lieu. Les biologistes ne comprennent toujours pas précisément pourquoi. Certains disent que cela fournit une protection contre les parasites, ou de l’immunité contre la maladie. D’autres disent que c’est simplement la rencontre de genres opposés qui génère de la diversité. Mais d’une manière ou d’une autre, les poissons en Écosse ont découvert quelque chose de nouveau et de magnifique qui a été copié depuis par presque toute forme de vie. La vie commence lorsque mâle et femelle se rencontrent et s’étreignent.

Le deuxième développement inattendu fut le défi unique posé aux Homo sapiens par deux facteurs : nous nous tenions debout, ce qui a restreint le pelvis féminin, et nous avions de plus grands cerveaux – une augmentation de 300% – ce qui signifie de plus grosses têtes. Le résultat fut que les bébés humains devaient naître plus prématurément que toute autre espèce, et avaient donc besoin de protection parentale pendant plus longtemps. Par conséquent, le travail de parents est plus exigeant chez les humains que toute autre espèce, le travail de deux personnes plutôt qu’une.

D’où le phénomène très rare du couple chez les mammifères, à la différence des autres espèces où la contribution du mâle a tendance à s’arrêter après l’acte de fécondation. Chez la plupart des primates, les pères ne reconnaissent même pas leurs enfants, et s’occupent encore moins d’eux. La maternité est presque universelle partout ailleurs dans le règne animal, mais la paternité est rare. Ainsi, avec l’être humain émergea l’union de la mère et du père biologiques pour s’occuper de leur enfant. Jusqu’à présent, nous avons la nature, puis la culture, et la troisième surprise. 

Il semblerait que le couple était la norme chez les chasseurs-cueilleurs. Puis vint l’agriculture, le surplus économique, les villes et les civilisations, et pour la première fois, des inégalités prononcées ont commencé à voir le jour entre riches et pauvres, et gens influents et démunis. Les grands ziggourats de Mésopotamie et les pyramides de l’Égypte ancienne, avec leur large base et leur sommet étroit, étaient des déclarations monumentales faites de pierre d’une société hiérarchisée dans laquelle l’élite dominait la masse. Et l’expression la plus évidente du pouvoir chez les mâles alpha, qu’ils soient humains ou primates, est de dominer l’accessibilité des femelles fertiles, et donc de maximiser la transmission de leurs gènes à la génération à venir. D’où la polygamie, qui existe dans plus de 95% des espèces mammifères et 75% des cultures connues en anthropologie. La polygamie est l’expression ultime d’inégalité car elle signifie que de nombreux mâles n’eurent jamais la chance d’avoir une femme et un enfant. Et le désir sexuel a été une source première de violence tout au long de l’histoire, tant chez les animaux que chez les êtres humains.

C’est ce qui fait que le premier chapitre de la Genèse soit si révolutionnaire avec son affirmation que chaque être humain, peu importe sa classe, sa couleur, sa culture ou son appartenance ethnique, est créé à l’image et semblable à D.ieu Lui-même. Nous savons que durant l’antiquité, ce furent les dirigeants, les rois, les empereurs et les pharaons qui étaient perçus comme étant créés à l’image de D.ieu. Ce que la Genèse affirme, c’est que nous sommes tous royaux. Nous avons tous une dignité égale dans le royaume de la foi sous la souveraineté divine.

Il en découle que nous avons un droit égal de nous marier et d’avoir des enfants, et c’est la raison pour laquelle, peu importe comment nous lisons l’histoire d’Adam et Ève – et il existe des différences entre les lectures juive et chrétienne -, la norme est ainsi : une femme et un homme. Ou bien, comme la Bible l’exprime :

“C’est pourquoi l’homme abandonne son père et sa mère ; il s’unit à sa femme, et ils deviennent une seule chair”.

Genèse 2:24

La monogamie n’est pas immédiatement devenue la norme, y compris dans l’univers biblique. Mais la plupart de ses plus célèbres histoires, à propos des tensions entre Sarah et Hagar, ou Léa et Rachel et leurs enfants, ou David et Batchéva, ou entre les nombreuses femmes de Salomon, sont toutes des critiques indiquant le chemin de la monogamie.

Il existe une connexion profonde entre le monothéisme et la monogamie tout comme il en existe une entre l’idolâtrie et l’adultère. Le monothéisme et la monogamie reposent sur une relation complète entre le “je” et le “toi”, entre moi-même et une autre entité, qu’elle soit humaine ou divine.

Ce qui rend l’émergence de la monogamie si inhabituelle, c’est qu’il est courant que les valeurs d’une société soient imposées par la classe dominante. Or, dans toute société hiérarchique, la classe dominante à beaucoup à gagner de la promiscuité et de la polygamie, les deux multiplient les chances de transmission des gènes à la génération suivante. Dans la monogamie, les riches et les gens influents perdent tandis que les pauvres et les démunis gagnent. Par conséquent, le retour de la monogamie va à l’encontre du changement social et représente une victoire en faveur de l’égale dignité pour tous. Chaque marié et mariée sont royaux, et chaque foyer est un palais pour peu qu’il soit meublé d’amour.

Le quatrième développement remarquable fut la manière dont la vie morale en fut transformée. Nous sommes tous au fait du travail des biologistes de l’évolution qui emploient des simulations informatiques et le dilemme itéré du prisonnier pour expliquer la façon dont l’altruisme de réciprocité existe chez les animaux sociaux. Nous agissons envers les autres comme nous voudrions qu’ils agissent envers nous, et nous leur répondons de la même manière qu’ils nous répondent. Tel que C.S. Lewis l’a souligné dans son livre The Abolition of Man[1], la réciprocité est la règle d’or partagée par toutes les grandes civilisations.

Ce qui est remarquable dans la Bible hébraïque, c’est l’idée que l’amour, pas uniquement la justice, est le principe moteur de la vie morale. Trois amours. “Tu aimeras l’Éternel, ton D.ieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir” (Deutéronome 6:5). “Aime ton prochain comme toi-même” (Lévitique 19:18). Et cet amour est déclamé pas moins de trente-six fois dans les livres de Moïse, “Tu ne contristeras point l’étranger ni ne le molesteras ; car vous-mêmes avez été étrangers en Egypte” (Exode 22:20). Ou pour l’exprimer autrement : tout comme D.ieu a créé le monde naturel avec amour et pardon, nous avons pour rôle de créer le monde social avec amour et pardon. Et cet amour est une flamme qui brille dans le mariage et la famille. La moralité est l’amour entre un mari et une femme, un parent et un enfant, qui est projetée dans le monde.

Le cinquième développement a façonné toute la structure de l’expérience juive. En Israël antique, une forme séculière d’accord, l’alliance, fut prise et transformée en une nouvelle façon de penser la relation entre D.ieu et l’humanité dans le cas de Noé, et entre D.ieu et un peuple dans le cas d’Abraham puis des Israélites au mont Sinaï. Une alliance est semblable à un mariage. Elle consiste en un engagement mutuel de loyauté et de confiance entre deux personnes ou plus, chacun respectant la dignité et l’intégrité de l’autre, pour travailler et pour accomplir ensemble ce que nul ne peut accomplir de lui-même seul. Et il y a une chose que même D.ieu ne peut accomplir seul : demeurer dans le cœur de l’homme. C’est une tâche qui a besoin de nous.

Par conséquent, le mot hébraïque émouna, traduit à tort par “foi”, signifie en vérité fidélité, loyauté, ténacité, ne pas baisser les bras même lorsque les choses ne vont pas, avoir confiance en l’autre et honorer la confiance que l’autre nous porte. Ce que l’alliance a fait, et l’on voit cela chez presque tous les prophètes, c’était de comprendre la relation entre nous et D.ieu en termes de relation entre fiancé et fiancée, entre mari et femme. L’amour est donc non seulement devenu la base de la moralité mais également de la théologie. Dans le judaïsme, la foi est comme un mariage. Cela n’a jamais été aussi bien exprimé que par Osée lorsqu’il dit au nom de D.ieu :

Alors, je te fiancerai à moi pour l’éternité ; 

tu seras ma fiancée par la droiture et la justice, par la tendresse et la bienveillance ;

Ma fiancée en toute loyauté, et alors tu connaîtras l’Éternel.

Osée 2:21-22

Les hommes juifs prononcent ces paroles chaque jour de la semaine tandis qu’ils enroulent les lanières des téfiline (phylactères) autour du doigt à l’image d’une bague de mariage. Chaque matin, nous renouvelons notre mariage avec D.ieu.

Cela a mené à une sixième idée assez subtile selon laquelle la vérité, la beauté, la bonté et la vie elle-même n’existent pas en une seule personne ou entité mais dans “l’entre-deux”, ce que Martin Buber a qualifié de das Zwischenmenschliche, l’interpersonnel, le contrepoint entre la parole et l’écoute, entre le fait de donner et de recevoir. Tout au long de la Bible hébraïque et de la littérature rabbinique, le véhicule de la vérité est la conversation, l’échange. Dans la révélation, D.ieu parle et nous demande d’écouter. Dans la prière, nous parlons et demandons à D.ieu d’écouter. Il n’y a jamais qu’une seule voix. Dans la Bible, les prophètes entrent en discussion avec D.ieu. Dans le Talmud, les rabbins débattent entre eux. Parfois, je me dis que la raison pour laquelle D.ieu a choisi le peuple juif est parce qu’Il aime l’échange de qualité. Le judaïsme est une conversation marquée par plusieurs voix, jamais aussi passionnée que dans le Cantique des cantiques, un duo entre un homme et une femme, le bien-aimé et la bien-aimée, ce que Rabbi Akiva a qualifié du saint des saints de la littérature religieuse.

Le prophète Malakhi qualifie le prêtre mâle du gardien de la loi de vérité. Le livre des Proverbes dit de la femme vertueuse que “des leçons empreintes de bonté sont sur ses lèvres” (Proverbes 31:26). C’est cette conversation entre les voix masculines et féminines, entre la vérité et l’amour, entre la justice et la miséricorde, entre la loi et le pardon, qui façonnent la vie spirituelle. À l’époque biblique, chaque juif devait donner un demi-shekel au Temple pour nous rappeler que nous ne sommes qu’une moitié. Il y a certaines cultures qui enseignent que nous sommes rien. Il y en a d’autres qui enseignent que nous sommes tout. La vision juive enseigne que nous ne sommes qu’une moitié, et nous devons nous ouvrir à l’autre pour devenir une entité complète.

Tout cela mène au septième élément indiquant que, dans le judaïsme, le foyer et la famille constituent le cadre central de la vie et de la foi. Dans le seul verset de la Bible hébraïque à mentionner la raison pour laquelle D.ieu a choisi Abraham, Il dit : “Si je l’ai distingué, c’est pour qu’il prescrive à ses fils et à sa maison après lui d’observer la voie de l’Éternel, en pratiquant la vertu et la justice” (Genèse 18:19). Abraham fut choisi non pas pour diriger un empire, commander une armée, accomplir des miracles ou annoncer des prophéties, mais simplement pour être parent.

Dans l’un des passages les plus célèbres du judaïsme, que nous récitons chaque jour et chaque nuit, Moïse demande “Tu les inculqueras à tes enfants et tu t’en entretiendras, soit dans ta maison, soit en voyage, en te couchant et en te levant” (Deutéronome 6:7). Les parents doivent être des éducateurs, l’éducation est la conversation intergénérationnelle, et la première école est le foyer.

Les juifs devinrent ainsi un peuple très axé sur la famille, et c’est cela qui nous a sauvés de la tragédie. Après la destruction du second Temple en l’an 70 de l’ère commune, les juifs furent dispersés à travers le monde, se trouvant partout en minorité, sans droit, en subissant certaines des pires persécutions qu’aucun peuple n’ait jamais connu ; et les juifs durent leur survie au fait qu’ils ne perdirent jamais trois choses: leur sens de la famille, leur sens de la communauté et leur foi. Et ces trois éléments étaient renouvelés chaque semaine, en particulier le jour du Chabbat, le jour de repos au cours duquel nous donnons à notre mariage et à nos familles ce dont ils ont le plus besoin, ce dont ils sont le plus privés dans le monde contemporain : le temps.

J’ai produit un jour un documentaire télévisé pour la BBC sur l’état de la famille en Angleterre, et j’ai emmené la personne qui était à l’époque l’experte sur la garde d’enfants en Angleterre, Pénélope Leach, dans une école primaire juive un vendredi matin. Elle y vit les enfants jouer en avance avec ce qu’ils allaient voir le soir même autour de la table. Il y vit la mère et le père de cinq ans qui bénissaient les enfants de cinq ans avec les grands-parents de cinq ans qui regardaient. Elle fut fascinée par cette institution, et elle demanda aux enfants ce qu’ils aimaient le plus dans le Chabbat. Un enfant de cinq ans s’est tourné vers elle et a répondu : “C’est la seule soirée de la semaine où papa n’a pas besoin de se presser”. Alors que nous quittions l’école à la fin du tournage, elle me dit, “Monsieur le rabbin, votre Chabbat sauve le mariage de leurs parents”.

Il s’agit d’une manière de raconter l’histoire, la façon juive, qui commence par la naissance de la reproduction sexuelle, puis les demandes uniques des parents, puis le triomphe final de la monogamie comme une déclaration fondamentale de l’égalité humaine. Vient ensuite la manière dont le mariage a façonné notre vision de la vie morale et religieuse telle que basée sur l’amour de l’alliance et du pardon, même au point de penser la vérité en tant que conversation entre un amant et son bien-aimé. Le mariage et la famille sont la place à l’intérieur de laquelle la foi trouve sa demeure et où la présence divine vit dans l’amour entre mari et femme, entre parent et enfant.

Qu’est-ce qui a donc changé ? Voici une manière de l’exprimer. J’ai écrit un livre il y a quelques années (appelé The Great Partnership[2]) à propos de la religion et de la science, où j’y ai résumé les différences les séparant en deux phrases : “La science décortique les choses pour voir comment elles fonctionnent. La religion les rassemble pour voir ce qu’elles veulent dire.” Cette façon de pensée s’applique également à la culture. Est-ce qu’elle rassemble des éléments ou est-ce qu’elle les déconstruit ?

Ce qui a rend la famille traditionnelle remarquable, un travail d’art religieux de haut calibre, c’est ce qu’elle rassemble : le désir physique, l’amitié, la camaraderie, la parenté émotionnelle et l’amour, le fait d’avoir des enfants et de prendre soin d’eux, leur éducation précoce dans une identité et une histoire. Il est rare qu’une institution rassemble autant d’éléments et de désirs, de rôles et de responsabilités. Elle a donné un sens au monde et lui a donné un visage humain, le visage de l’amour.

Pour diverses raisons, dont certaines ont à voir avec les progrès médicaux tels que la contraception, la fécondation in vitro et d’autres interventions génétiques ; certaines avec les changements de moralité telle que l’idée selon laquelle nous sommes libres de faire ce que bon nous semble tant que cela ne heurte pas notre prochain ; certaines avec un transfert de responsabilités de l’individu à l’État, et d’autres changements plus profonds dans la culture occidentale, presque tout ce que le mariage fut dans le passé s’est désormais effondré. La sexualité a été dissociée de l’amour, l’amour de l’engagement, le mariage des enfants, et les enfants de la responsabilité parentale.

Le résultat est qu’en Angleterre en 2012, 47,5% des enfants sont nés hors du cadre marital, et il semblerait qu’ils seront une majorité en 2016. Un nombre moindre de gens se marient, ceux qui se marient le font plus tard, et 42% des mariages se terminent en divorce. Le concubinage ne remplace pas non plus cette institution. En moyenne, le concubinage en Angleterre et aux États-Unis est de moins de deux ans. Le résultat est une augmentation accrue des troubles alimentaires chez les jeunes, l’abus d’alcool et de drogues, les syndromes liés au stress, la dépression, les suicides et tentatives de suicide. L’effondrement du mariage a créé une nouvelle forme de pauvreté concentrée sur les familles monoparentales ; et parmi elles, la majeure partie du fardeau est portée par la femme qui, en 2011, comptait parmi 92% des foyers monoparentaux. En Angleterre aujourd’hui, plus d’un million d’enfants grandiront sans aucun contact avec leur père.

Cela crée une division au sein des sociétés, jamais vu depuis que Disraeli a introduit le concept des “deux nations” il y a près d’un siècle et demi. Ceux qui ont le privilège de grandir au sein d’une union stable et aimante avec les deux personnes qui les ont amenés dans ce monde sont en moyenne plus sains physiquement et émotionnellement. Ils réussiront davantage à l’école et au travail. Ils auront de meilleures relations, seront plus heureux et vivront plus longtemps. Bien sûr, il existe des exceptions. Mais l’injustice de ces situations crie au ciel. Elle sera connue dans l’Histoire comme l’une des situations tragiques de ce que Friedrich Hayek qualifie de “présomption fatale”, dans la mesure où nous nous croyons plus savants que la sagesse des époques antérieures et que nous pouvons défier les leçons historiques et biologiques.

Personne ne veut revenir aux étroits préjugés du passé. Cette semaine en Angleterre, un nouveau film sortira (Le jeu de l’imitation ou The Imitation Game en anglais), relatant l’histoire d’un des plus grands cerveaux du vingtième siècle, Alan Turing, le mathématicien de Cambridge qui a posé les fondements de l’intelligence artificielle et informatique, et qui a aidé à gagner la guerre en déchiffrant le code de la machine à crypter Enigma de la marine allemande. Après la guerre, Turing fut arrêté et incarcéré en raison de son homosexualité, subissant la castration chimique, et mourut à l’âge de 41 ans par ingestion de cyanure, considéré par beaucoup comme un suicide. C’est un monde que l’on ne veut plus connaître.

Mais notre compassion envers ceux qui décident de vivre différemment ne devrait pas nous empêcher d’être des défenseurs de l’institution la plus humanisante de l’histoire. La famille, composée d’un homme, d’une femme et d’enfants, ne constitue pas un choix de vie parmi tant d’autres. Il s’agit du meilleur moyen que nous avons découvert jusqu’à présent pour élever les générations à venir et permettre aux enfants de grandir dans une matrice de stabilité et d’amour. C’est là où nous apprenons la chorégraphie délicate des relations et la gestion des conflits inévitables de tout groupe humain. C’est là où nous prenons pour la première fois le risque de donner et de recevoir de l’amour. C’est là où une génération transmet ses valeurs à la suivante, assurant la continuité d’une civilisation. Pour toutes les sociétés, la famille est le creuset de son avenir et, pour le bien de l’avenir de nos enfants, nous devons être ses défenseurs.

Puisque nous sommes à un rassemblement religieux, permettez-moi de terminer avec une exégèse biblique. L’histoire de la première famille, le premier homme et la première femme dans le jardin d’Éden n’est généralement pas réputée comme une réussite. Que nous croyons au péché originel ou pas, l’histoire ne s’est pas bien terminée. Cependant, après avoir étudié ce texte pendant de nombreuses années, j’aimerais en offrir une autre lecture.

L’histoire se termine par trois versets qui ne semblent avoir aucun lien entre eux. Aucune séquence, aucune logique. Dans la Genèse, D.ieu dit à l’homme :

“C’est à la sueur de ton front que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre d’où tu as été tiré : car poussière tu fus, et poussière tu redeviendras !”.

Genèse 3:19

Puis, dans le prochain verset nous lisons :

“L’homme donna pour nom à sa compagne “Ève” parce qu’elle fut la mère de tous les vivants”.

Genèse 3:20

Et dans le verset suivant :

“L’Éternel-D.ieu fit pour l’homme et pour sa femme des tuniques de peau, et les en vêtit”.

Genèse 3:21

Quel est le lien ici ? Pourquoi le fait que D.ieu ait dit à l’homme qu’il était mortel le conduisit à donner un nouveau nom à sa femme ? Et pourquoi cette action a semblé changer l’attitude de D.ieu envers eux, pour qu’il accomplisse un acte de bonté en leur faisant des vêtements, comme s’Il avait partiellement pardonné ? Permettez-moi d’ajouter que le mot “peau” en hébreu est presque impossible à distinguer du mot “lumière”, et que Rabbi Méir, le grand sage du deuxième siècle, a interprété le texte comme affirmant que D.ieu leur avait fait “des vêtements de lumière”. Que voulait-il dire ? 

Si nous lisons le texte attentivement, nous voyons que le premier homme a donné à sa femme un nom purement générique. Il l’a appelé icha, femme. Rappelez-vous de ce qu’il a dit lorsqu’il l’a vue pour la première fois : “Celle-ci, pour le coup, est un membre extrait de mes membres et une chair de ma chair ; celle-ci sera nommée ‘Icha’, parce qu’elle a été prise de Ich”. À ses yeux, elle était un genre, pas une personne. Il lui a donné un nom commun, pas un nom propre. Par ailleurs, il l’a défini comme un dérivé de lui-même : quelque chose qui a été pris de l’homme. Pour lui, elle n’est pas encore une entité distincte, une personne en bonne et due forme. Elle n’est qu’un reflet de lui-même.

Tant que l’homme croyait en son immortalité, il n’avait pas besoin de quelqu’un d’autre. Mais maintenant, il avait pris conscience du fait qu’il était mortel. Il mourrait un jour et reviendrait à l’état de poussière. Il n’y a qu’un seul moyen pour que quelque chose demeure de lui après sa mort. Pour cela, il avait besoin de sa femme. Elle seule pouvait accoucher. Elle seule pouvait atténuer sa mortalité. Pas parce qu’elle lui ressemblait, mais justement parce qu’elle était différente de lui. À ce moment-là, elle cessa d’être pour lui un genre, et est devenue une personne à part entière. Et une personne possède un nom propre. C’est pourquoi il lui donna le nom ‘Hava, “Ève”, signifiant “la mère de tous les vivants” (Genèse 3:20).

À ce moment-là, alors qu’ils s’apprêtaient à quitter Eden et à affronter le monde tel qu’on le connaît, un lieu de ténèbres, Adam donna à sa femme la première preuve d’amour, un nom propre. Et à ce moment-là, D.ieu leur a tous deux répondu avec amour, leur confectionnant des vêtements pour cacher leur nudité, ou comme Rabbi Méir le dit, “des vêtements de lumière”.

Et il en fut ainsi depuis ; que lorsqu’un homme et une femme s’unissent en un lien de fidélité, D.ieu les pare de vêtements de lumière, et nous nous rapprochons de D.ieu Lui-même dans une proximité jamais atteinte, en donnant naissance à une nouvelle vie, en transformant la prose de la biologie en la poésie de l’esprit humain, en diminuant les ténèbres de ce monde par le rayonnement de l’amour.


[1] C. S. Lewis, The Abolition of Man (London: Harper Collins, 2011).

[2] Jonathan Sacks, The Great Partnership (London: Hodder & Stoughton, 2011).