La seconde dîme et les sociétés fortes

ראה

EthicsRe’eh5775, 5782
tree field orange sky sunset reeh harvest crops

LISTEN

Réeh

L‘Israël biblique, depuis l’époque de Yéochoua jusqu’à la destruction du deuxième Temple, était une société majoritairement agricole. Ainsi, c’est à travers l’agriculture que la Torah a instauré son programme religieux et social. Il comporte trois éléments fondamentaux.

Le premier élément était la réduction de la pauvreté. Pour de nombreuses raisons, la Torah accepte les principes de base de ce que l’on appelle aujourd’hui l’économie de marché. Mais bien que l’économie de marché soit performante dans la création de richesse, elle l’est moins quand il s’agit de la répartir équitablement. Par conséquent, la législation sociale de la Torah avait pour but, pour reprendre les mots d’Henry George, “de jeter les fondations d’un état social dans lequel la pauvreté profonde et dégradante ne devrait être connue de personne.”[1]

C’est dans cet esprit qu’ont été instaurées les lois laissant partiellement la récolte pour les démunis : leket, shi’heha et pe’ah: des épis de blé oubliés, des gerbes oubliés, et les coins d’un champ. Il y avait le produit de la septième année qui appartenait à tout le monde et personne à la fois, et le ma’asser ani, la dîme donnée au pauvre à la troisième et sixième année d’un cycle de sept ans. La Chemita et le Yovel, respectivement septième et cinquantième année de l’annulation des dettes, de l’affranchissement des esclaves, et de la restitution de la propriété ancestrale à ses propriétaires d’origine, restauraient l’économie à sa position d’équité originelle. Le premier principe était donc clair : personne ne devrait être désespérément pauvre.

Le second élément, qui incluait la térouma et le ma’asser rishon, la part pour les prêtres et la première dîme, permettaient de soutenir respectivement les prêtres et les Léviim. Ils composaient une élite religieuse parmi la nation à l’époque biblique sans aucune terre d’appartenance, et leur rôle était d’assurer que le service divin, en particulier dans le Temple, se poursuivait au cœur de la vie nationale. Ils remplissaient d’autres fonctions essentielles, entre autres l’éducation et l’administration de la justice, en tant qu’enseignants et juges.

Le troisième était plus personnel et spirituel. Il y avait des lois telles que celles d’apporter les premiers fruits à Jérusalem, et les trois fêtes de pèlerinage, Pessa’h, Chavouot et Souccot, marquant les saisons de l’année agricole qui avaient à voir avec la dispensation des leçons de gratitude et d’humilité. Elles enseignaient que la terre appartenaient à D.ieu et que nous ne sommes que Ses locataires et Ses invités. La pluie, le soleil et la terre elle-même ne produisent uniquement que grâce à Sa bénédiction. Sans de tels rappels, les sociétés deviennent lentement mais sûrement plus matérialistes et satisfaites d’elles-mêmes. Les dirigeants et les élites oublient que leur rôle est de servir le peuple ; au contraire, ils s’attendent davantage à être servis par le peuple. C’est de cette façon que les nations, à l’apogée de leur réussite, commencent à décliner, pavant involontairement le chemin de leur défaite.

Tout cela conduit à une loi spécifique de notre paracha difficile à comprendre, la loi de la seconde dîme (Ma’asser Chéni). Tel que nous l’avons souligné précédemment, lors de la troisième et sixième année du cycle septennial, elle fut donnée aux démunis. Cependant, lors des première, deuxième, quatrième et cinquième année, elle devait être prise par les agriculteurs de Jérusalem et consommée là-bas dans un état de pureté :

Et tu la consommeras en présence de l’Éternel, ton D.ieu, dans la localité qu’Il aura choisie comme résidence de son nom ; à savoir, la dîme de ton blé, de ton vin et de ton huile, les premiers-nés de ton gros et de ton menu bétail, afin que tu t’accoutumes à honorer continuellement l’Éternel, ton D.ieu.

Deutéronome 14:23

Si l’agriculteur vivait loin de Jérusalem, une autre alternative lui était offerte :

Tu les convertiras en argent, tu réuniras la somme dans ta main, et tu iras à l’endroit que l’Éternel, ton D.ieu, aura choisi. Tu emploieras cet argent à telle chose qu’il te plaira, gros ou menu bétail, vins ou liqueurs fortes.

Deutéronome 14:25-26

Le problème est évident. La deuxième dîme ne revenait pas aux pauvres, aux prêtres ou aux Léviim, et elle ne faisait donc pas partie du premier ou du deuxième principe. Cela faisait peut-être partie du troisième principe, rappelant à l’agriculteur que la terre appartient à D.ieu, mais cela semble aussi improbable. Il n’y avait aucune déclaration, comme c’était le cas pour les prémices, et aucun service religieux particulier, comme c’était le cas pour les fêtes. Mise à part le fait qu’elle se tenait à Jérusalem, l’institution de la deuxième dîme semblait ne pas avoir de contenu cognitif ou spirituel. Quelle était donc sa logique?

Les Sages[2], s’attardant sur la phrase suivante “afin que tu t’accoutumes à honorer continuellement l’Éternel, ton D.ieu”, dirent qu’elle avait pour but d’encourager les gens à étudier. En demeurant pendant un moment à Jérusalem tandis qu’ils consommaient la dîme ou la nourriture apportée avec son substitut monétaire, ils seraient influencés par l’atmosphère de la ville sainte, avec sa population résolument engagée dans le service divin ou dans l’étude sainte[3]. Cela aurait été similaire aux groupes de synagogues qui, aujourd’hui, organisent des voyages d’étude en Israël.

Maïmonide offre cependant une toute autre explication.

La deuxième dîme devait obligatoirement être dépensée en nourriture à Jérusalem : ainsi, le propriétaire était contraint d’en donner une partie en guise de charité. Puisqu’il ne pouvait pas l’utiliser autrement qu’en nourriture ou en boisson, il a été simplement amené à la donner de façon progressive. Cette règle a réuni un grand nombre de personnes en un même endroit, renforçant le lien d’amour et de fraternité parmi les enfants des hommes[4].

Pour Maïmonide, la deuxième dîme visait un objectif social. Elle renforçait la société civile. Elle créait des liens de connexion et d’amitié parmi le peuple. Elle encourageait les visiteurs à partager les bénédictions de la récolte avec les autres. Les étrangers se rencontraient et devenaient amis. Une atmosphère de franche camaraderie régnait parmi les pèlerins. Il y avait un sentiment de citoyenneté partagé, un sentiment d’appartenance et d’identité collectives. Et Maïmonide d’affirmer quelque chose de similaire à propos des fêtes elles-mêmes :

Le rituel d’observer les fêtes est simple. L’homme tire profit de tels rassemblements : les émotions engendrées renouvellent l’attachement à la religion et ils mènent à des relations sociales amicales parmi le peuple[5].

Pour Maïmonide, l’atmosphère à Jérusalem encourageait le dévouement envers le collectif. La nourriture serait toujours abondante, puisque les fruits de l’arbre de la quatrième année, la dîme du bétail, le maïs, le vin et l’huile de la deuxième dîme y auraient tous été apportés. Ils ne pouvaient pas être vendus et ils ne pouvaient être gardés pour l’année suivante ; ainsi, une grande partie en serait donnée à la charité, en particulier (telle que la Torah le précise) au “Lévite, à l’étranger, à l’orphelin et à la veuve”. (Deutéronome 14:29).

En écrivant sur l’Amérique dans les années 1830, Alexis de Tocqueville découvrit qu’il devait inventer un nouveau mot pour le phénomène qu’il rencontra là-bas, et qu’il considéra comme étant l’un des grands dangers d’une société démocratique. Le mot était l’individualisme. Il l’a défini comme “un sentiment mature et calme qui permet à chaque membre de la société de se retrancher de la masse de ses confrères et de se distancier de sa famille et de ses amis”, en laissant “la société en partie avec elle-même”[6]. Tocqueville croyait que la démocratie encourageait l’individualisme. Ainsi, les gens laisseraient les affaires du bien commun au gouvernement, qui deviendrait beaucoup plus puissant, en venant finalement à menacer sa propre liberté.

Il s’agit d’une analyse brillante. Deux exemples récents illustrent ce point. Le premier a été esquissé par Robert Putnam, le grand sociologue de Harvard, dans son étude sur les villes italiennes des années 1990[7]. Dans les années 1970, toutes les régions italiennes se virent octroyer une gouvernance locale selon des termes équivalents. Pourtant, au cours des vingt années qui suivirent, certaines prospérèrent, d’autres stagnèrent ; certaines avaient une gouvernance efficace et une croissance économique, alors que d’autres étaient rongées par la corruption et des résultats décevants. Il a découvert que la grande différence reposait sur l’implication et le civisme des citoyens composant les différentes régions.

L’autre exemple se concentre sur l’attitude du “passager clandestin”. Il est parfois tentant de profiter des équipements publics sans payer votre part (par exemple, voyager en transports en commun sans payer son billet, d’où le terme de “passager clandestin”). Vous obtenez ensuite un bénéfice sans contribuer de manière équitable aux coûts. Lorsque cela se produit, la confiance s’érode et décline. Cela est illustré dans une expérience connue comme le “problème du passager clandestin”, conçue pour évaluer l’esprit public d’un groupe. Nous avons mentionné cette étude plus tôt dans l’un de nos articles précédents, celui de la parachat Ki-Tissa.

Comme vous vous en souvenez sûrement, dans cette théorie, chacun des participants reçoit un certain montant d’argent, puis est invité à contribuer au pot commun, qui est ensuite multiplié et retourné en parts égales aux participants. Ainsi, par exemple, si chacun contribue à hauteur de 10 $, chacun recevra 30 $. Cependant, si un joueur choisit de ne pas contribuer, s’il y a six joueurs, il y aura 50 $ dans le pot commun et 150 $ après la multiplication. Chacun des joueurs recevra ensuite 25 $, mais l’un d’entre eux en possèdera 35$ : l’argent du pot commun ainsi que les 10 $ reçus au départ.

En jouant plusieurs tours, les autres joueurs remarquent que chacun n’a pas contribué de manière équitable. L’injustice amoindrit la contribution des autres joueurs au pot commun. Le groupe en souffre et personne n’en sort gagnant. Cependant, si les autres joueurs ont l’opportunité de sanctionner le tricheur soupçonné en payant un dollar pour lui faire perdre trois dollars, ils ont tendance à le faire. L’expérience démontre qu’il existe toujours un conflit potentiel entre les intérêts personnels et le bien commun. Lorsque les individus n’agissent que pour eux-mêmes, le groupe en souffre. Lorsque les joueurs parasites arrêtent d’agir de manière égoïste, tout le monde en sort gagnant.

Comme je l’écrivais en 2015, l’économie grecque était en état d’effondrement. Des années plus tôt, en 2008, un économiste, Benedikt Herrmann, avait testé des gens dans différentes villes à travers le monde pour voir s’il existait des différences géographiques et culturelles dans la manière dont les gens prenaient part à cette expérience. Il a découvert que dans des endroits comme Boston, Copenhague, Bonn, et Séoul, les contributions volontaires au pot commun étaient élevées. Elles étaient bien inférieures dans des villes comme Istanbul, Riyad et Minsk, où l’économie est moins développée. Mais là où les contributions étaient les plus basses, c’était à Athènes, en Grèce. Par ailleurs, lorsque les joueurs à Athènes pénalisaient les joueurs “passagers clandestins”, ceux qui étaient sanctionnés continuaient à resquiller. Ils se vengeaient plutôt en s’en prenant aux punisseurs[8]. La conclusion est que lorsque le civisme est faible, la société n’est plus cohérente et l’économie est en décroissance.

D’où la brillante idée de Maïmonide selon laquelle la seconde dîme existait pour créer un capital social, à savoir des liens de confiance et un altruisme réciproque au sein de la population, qui est survenu grâce au partage de nourriture avec des étrangers dans l’enceinte sacrée de Jérusalem. Aimer D.ieu nous aide à devenir de meilleurs citoyens et des gens plus généreux, contrant ainsi l’individualisme qui, avec le temps, fait échouer les démocraties.


[1] “Moses: Apostle of Freedom” (discours prononcé pour la première fois à la Young Men’s Hebrew Association de San Francisco, Juin 1878).

[2] Sifré ad loc. Une version plus exhaustive de cette interprétation peut être retrouvée dans le Séfer ha-’Hinoukh, commandement 360.

[3] Voir également Tosafot, Baba Batra 21a, s.v. Ki MiTzion.

[4] The Guide for the Perplexed III:39.

[5] Ibid, III:46.

[6] Alexis de Tocqueville, Democracy in America, Book II, ch. 2.

[7] Putnam, Robert D., Robert Leonardi, and Raffaella Nanetti. Making Democracy Work: Civic Traditions in Modern Italy. Princeton, NJ: Princeton UP, 1993.

[8] B. Herrmann, C. Thoni, and S. Gachter, “Antisocial Punishment Across Societies.” Science 319.5868 (2008): 1362-367.


image

1. Quelle justification pensez-vous que les gens donnent parfois pour agir en tant que fraudeurs?

2. Quels problèmes pensez-vous que ce type de personne cause à la société dans son ensemble? 

3. Êtes-vous d’accord avec la théorie du Rambam selon laquelle le fait d’encourager positivement les actions caritatives permet aux sociétés de se renforcer dans leur ensemble ?

Wohl Legacy; Empowering Communities, Transforming Lives
With thanks to the Wohl Legacy for their generous sponsorship of Covenant & Conversation.
Maurice was a visionary philanthropist. Vivienne was a woman of the deepest humility.
Together, they were a unique partnership of dedication and grace, for whom living was giving.

More on Re’eh

Le pouvoir profond de la joie

Le 14 octobre 1663, le célèbre chroniqueur Samuel Pepys a visité la synagogue hispano-portugaise à Creechurch Lane dans la ville de Londres. Les juifs avaient…