La bonne société

The St George’s Lecture

Published 5 June 2000
photo StGeorgesChapel 2000 Windsor Castle

 

READ IN

Rabbi Sacks fut invité par Son Altesse Royale le duc d’Edimbourg pour prononcer le discours de St George dans le St George’s Hall, au Château de Windsor, le 5 juin 2000.


Votre Altesse Royale, mesdames et messieurs, je suis honoré et ému par cette invitation à m’adresser à vous ce soir. Je vous remercie, non seulement pour l’invitation, mais également pour l’institution qui héberge notre rencontre, la St George’s House. Un grand philosophe, Alasdair MacIntyre, a dit un jour que l’importance d’une institution repose non seulement sur ce qu’elle fait, mais également sur les conversations qui ont lieu en son sein. Au fil du temps, la maison St George est devenue le foyer d’une des conversations les plus importantes que l’on puisse avoir, c’est-à-dire, où allons-nous en tant que société et pourquoi. Sa création a eu besoin de sagesse et de clairvoyance, et j’aimerais lui rendre hommage, ainsi qu’à son travail.

Permettez-moi aussi d’ajouter un mot personnel en tant que premier membre de la communauté juive à tenir ce discours. J’aimerais l’illustrer avec une histoire. Il y a trois ans, je fus invité à prononcer le premier discours du Jewish Heritage à la Divinity School de l’université de Cambridge. À la fin de l’allocution, alors que j’étais dans l’année de deuil de mon défunt père, j’ai demandé aux étudiants juifs de rester afin que l’on puisse faire la prière du soir, et pour que je puisse réciter le Kaddich, la prière juive associée au deuil. Je suis ensuite descendu à la réception organisée en l’honneur de la conférence, et je trouvais un universitaire juif âgé en larmes. Je lui ai demandé la raison de ses pleurs. ‘Certainement que le discours n’était pas mauvais à ce point !’ dis-je. ‘Non’, me répondit-il, en me demandant si j’avais compris le sens de cette soirée.

Il m’indiqua la chose suivante : cette région de Cambridge avait été le site de la communauté juive avant son expulsion en 1290. L’allée derrière l’école, maintenant appelée All Saints’ Passage, était à l’époque appelée Jews’ Lane, et l’endroit où l’école se tenait, était l’endroit où la synagogue était située au treizième siècle. Ce soir, me dit-il, fut la première fois que des juifs prièrent à cet endroit depuis 700 ans. Voilà la raison de ses larmes: voir les juifs revenir avec les honneurs à l’endroit où ils avaient été bannis. Ce soir, je ressens la même émotion, en me tenant ici dans cette maison ancienne des rois et reines d’Angleterre, et je remercie D.ieu, shehecheyanu ve-kiyemanu ve-higiyanu la-zeman ha-zeh, ‘qui nous a gardés en vie et maintenus et qui nous a permis de vivre cette journée.’

Tout en réfléchissant à la destination que nous empruntons en tant que société, je commence par raconter une autre histoire, l’une de mes préférées, qui m’a été narrée par un universitaire d’Oxford lorsque j’étais étudiant. Il m’a demandé ce que j’étudiais, et lorsque je répondis que j’étais étudiant en philosophie, il exprima sa désapprobation. ‘Quel terrible sujet, la philosophie. Les philosophes ne savent jamais quel est le jour de la semaine. Quel est votre philosophe préféré ?’ Wittgenstein, répondis-je, comme ce fut le cas de beaucoup de gens à l’époque. ‘Cela ne fait que renforcer mon propos’, dit-il, puis il me raconta ensuite l’histoire suivante. Wittgenstein se tenait un jour sur le quai de la station d’Oxford à Londres, accompagné de deux de ses étudiants, Elizabeth Anscombe et H.L.A. Hart, et ils attendaient le train. En pleine spéculation métaphysique, ils n’ont pas remarqué que le train était arrivé. Ils ont finalement levé la tête et ont vu que le train avait commencé à bouger. Le professeur Hart a couru et s’est glissé à bord. Elizabeth Anscombe a couru et s’est glissé à bord. Wittgenstein a couru mais n’a pas réussi à rattraper le train, avant de le voir s’éloigner. Il semblait si inconsolable qu’une femme s’est approchée de lui et s’exclama, ‘ne vous inquiétez pas. Il y a un autre train qui doit arriver dans une heure’. ‘Mais vous ne comprenez pas’, a dit Wittgenstein avec son accent viennois prononcé. ‘Ils sont venus me voir partir!’ J’appris de cela la chose suivante : ne demandez pas à quelle vitesse se déplace le train. Demandez s’il va là où vous voulez aller.

Nous entamons le vingt-et-unième siècle à l’aube d’extraordinaires possibilités. Il y a un siècle, tous les efforts du monde ne parvinrent pas à réaliser l’un des plus grands rêves de l’humanité, voler en avion. Cela eut lieu avec les frères Wright en 1903. Il n’y avait pas de transmission radio. Cela fut accompli par Marconi en 1901. En un seul siècle, il y eut davantage de progrès scientifiques et technologiques que lors de tous les millénaires depuis lesquels l’homme avait marché sur Terre pour la première fois. Notre époque a été celle de l’ordinateur, des rayons laser, de la carte de crédit, de la microchirurgie et des CD-ROMS interactifs. Nous avons envoyé des fusées dans l’espace, photographié la naissance de galaxies et décodé le génome humain, le livre de la vie lui-même ; et tout cela à une vitesse vertigineuse. Aujourd’hui, un client lambda d’un supermarché classique dispose d’une panoplie de choix qui aurait été au-delà des rêves des rois il y a un siècle. Des voyages qui duraient des mois ne prennent aujourd’hui que quelques heures. Nous sommes en meilleure santé, disposons d’une espérance de vie plus importante et avons davantage d’opportunités que n’importe quelle génération passée.

Mais ces changements ont coïncidé avec une hausse notable de maladies dépressives, des tentatives de suicide, des syndrômes liés au stress, de l’abus d’alcool et de drogues, et d’autres symptômes de malfonctionnement pyschologique, tout cela étant particulièrement présent chez les enfants. Pour prendre un exemple particulièrement frappant : en 1940, on demanda aux enseignants d’énumérer les sept problèmes les plus graves auxquels ils faisaient face à l’école. Ils répondirent : prendre la parole sans lever la main, mâcher du chewing-gum, faire du bruit, courir dans les couloirs, doubler dans la file, ne pas porter l’uniforme scolaire et jeter les détritus par terre. En 1990, on posa aux enseignants la même question. Ils répondirent : l’abus de drogues, l’abus d’alcool, les grossesses chez les adolescentes, le suicide, le viol, les cambriolages et les agressions.

En méditant ces faits, je me rappelle du légendaire homme politique russe qui a commencé son discours avec les paroles suivantes : “Chers amis, hier nous étions au bord du gouffre, mais aujourd’hui nous avons fait un grand pas en avant !” Comment une séparation si flagrante a-t-elle eu lieu entre le potentiel humain d’un côté, et le bonheur humain de l’autre ? Il s’agit d’une question centrale de notre époque.

La réponse simple est que, dans notre quête du progrès, nous avons valorisé la science plutôt que l’éthique. Nous nous sommes concentrés sur la maîtrise technique plutôt que sur la question : “à quoi bon ?” Le résultat est que nous avons un savoir sans précédent de l’état des choses, mais des doutes incommensurables sur ce qui doit être. Nous avançons à une vitesse vertigineuse sans vraiment savoir vers où nous allons. Permettez-moi de donner quelques exemples. Imaginez un anthropologue dans un futur lointain, qui étudie notre paysage urbain et qui essaie de déduire l’état de notre culture. Il remarquerait les grandes cathédrales et les églises qui marquent notre environnement. Il remarquerait cependant que ces monuments, bien que somptueux, sont anciens. Il en viendra à la juste conclusion que la religion occupait autrefois un rôle central dans la société britannique, mais que ce n’est plus le cas aujourd’hui, et il chercherait son équivalent contemporain fonctionnel. Il le trouverait dans les centres commerciaux et les supermarchés d’aujourd’hui, les cathédrales de notre époque. L’analogie est profonde. Ce sont les endroits où les gens se réunissent aujourd’hui, où ils se livrent à des comportements rituels (‘la thérapie du shopping’), et qui vénèrent les idoles de notre époque, dont nous portons les initiales sur nos vêtements, comme des stigmates. Cela devient parfois Puritain: “Consommez à en mourir”. Son credo est contenu sur l’autocollant de pare-chocs américains : “Celui qui a le plus de jouets lorsqu’il meurt a gagné”.

La question est la suivante : pouvons-nous convertir des lieux de culte en centres commerciaux sans encourir une perte ? Le psychologue Oliver James, préoccupé par la hausse notoire de maladies dépressives en seulement deux générations, propose une réponse révélatrice[1]. Sa thèse est qu’une société construite sur la hausse des dépenses de consommation doit nécessairement être soutenue sur la base d’une insatisfaction artificiellement créée. Ainsi, les publicités qui nous entourent sont remplies d’images de mannequins outrageusement minces, de femmes beaucoup trop belles, d’hommes trop bien habillés, de voitures et d’ordinateurs qui contrarient l’utilisation des modèles de l’année dernière. Le marketing crée intentionnellement une tension entre ce que nous avons et ce que nous voyons, une dissonance qui ne peut être apaisée que par acheter ceci ou porter cela. L’insatisfaction perpétuelle est bonne pour les affaires. Mais elle est mauvaise pour les gens. Comparez cela à l’univers d’un lieu de culte, dont le message est que notre valeur ne dépend pas de ce que nous gagnons, possédons ou dépensons, mais de qui nous sommes.

Permettez-moi d’illustrer ce propos en voyageant dans le temps à une époque comparable de l’histoire de notre civilisation. C’est une histoire de traduction, car je crois qu’une des manières les plus simples de comprendre les différences entre les cultures est d’identifier les mots qui sont intraduisibles d’une langue à l’autre. Il y a presque 2300 ans, il y a eu un moment célèbre dans l’histoire de la traduction, lorsque la Bible hébraïque fut traduite pour la première fois en grec, la ‘Septante’. La tradition juive affirme que les traducteurs furent incapables de traduire le verset suivant de manière littérale : “D.ieu mit fin, le septième jour, à l’œuvre faite par lui ; et il se reposa, le septième jour, de toute l’œuvre qu’il avait faite” (Genèse 2:2). Ils ont évidemment pensé que la phrase aurait été inintelligible pour les grecs, et ils ont donc écrit : “Au sixième jour, D.ieu mit fin…’

Qu’ont-il perçu d’inintelligible ? L’idée selon laquelle le repos est une création, un accomplissement, un art. Nous disposons d’une preuve indépendante que leur intuition se révéla exacte. Plusieurs écrivains grecs et latins de l’antiquité affirmèrent que les juifs gardaient le Chabbath parce qu’ils étaient paresseux. Le concept d’un jour saint était monnaie courante dans chaque culture ancienne. Ce qui était propre au Chabbath, c’est qu’il s’agissait d’un jour de repos, un moment où la sainteté était exprimée par la cessation du travail.

Le Chabbath signifiait et signifie toujours plusieurs choses. Ce fut une protestation contre l’esclavage. Un jour sur sept, chaque individu partageait la même liberté, respirait le même oxygène de liberté. C’était un rappel qu’il y a des limites à notre exploitation des ressources naturelles. À l’instar des années sabbatiques et de jubilé, ce fut un moment où la terre se reposait comme rappel que nous ne sommes pas uniquement des créateurs, mais également des créations, avec pour mission de préserver le monde naturel pour les générations à venir. Cela a également à voir avec la nature du bonheur. On raconte que Rabbi Levi Yitzhak de Berditchev, mystique du dix-huitième siècle, qu’il regarda un jour par sa fenêtre et vit des gens qui se précipitaient sur la place de la ville en bas. Il interpella l’un des passants : “Pourquoi courez-vous ?” Le passant répondit : “Pour gagner ma vie”. Le rabbin dit : “Pourquoi es-tu tellement sûr que ton gagne-pain est devant toi, et que tu dois courir pour l’attraper ? Peut-être qu’il est derrière toi, et que tu dois t’arrêter pour qu’il puisse te rattraper !” Le Chabbat est le moment où nous nous arrêtons et laissons nos bénédictions nous rattraper.

À l’époque de la traduction de la Bible, la Grèce était à l’apogée de sa puissance. Ses réalisations dans les domaines de l’art, de l’architecture, de la dramaturgie et de la philosophie restent impressionnantes. Mais en l’espace de seulement deux siècles, elle commença à décliner, pour se faire remplacer par la puissance romaine, alors que le judaïsme survécut, malgré son histoire tragique. Je me demande si cet épisode ne comporte pas l’explication nécessaire. Est-ce possible que des civilisations, à l’instar d’individus, soient enclines à l’épuisement ? Le Chabbath n’est-il pas l’un des meilleurs éléments de la pérennité d’une culture ? Est-ce pour cela que le judaïsme et les autres religions monothéistes, le christianisme et l’islam, ont survécu alors que tant d’autres civilisations ont décliné avant de finalement disparaître ?

L’écrivain hébreu A’had Ha’am a une fois dit que c’est le Chabbath qui a gardé les juifs plus que les juifs n’ont gardé le Chabbath. Les juifs ne s’opposent pas à l’économie de marché ou à l’avancée technologique ; nous les accueillons. Mais il y a dans le Chabbath un contre-argument nécessaire, exprimé on ne peut mieux par l’un de nos anciens sages qui a dit, ‘Qui est riche?’ Celui qui se réjouit de ce qu’il a’ (Maximes de nos pères 4:1). La pression sans remords de la société de consommation de nous définir par ce que nous manquons, plutôt que par ce que nous avons, pèse lourd dans une culture qui n’a pas de voix discordante. Le basculement du dimanche d’un jour de repos à un jour de shopping n’est pas un changement mineure, mais bien majeur ; et à mon avis, il s’agit d’une énorme erreur.

Permettez-moi de prendre un autre exemple, celui de la bioéthique. Il n’y a aucun doute que la découverte de l’ADN et le décodage du génome humain fassent partie des avancées les plus formidables jamais faites dans le savoir humain. Leurs bénéfices potentiels sont grands. Le dépistage et l’épissage génétiques pourront nous permettre à l’avenir de guérir des maladies qui étaient à ce jour incurables, la maladie de Huntington entre autres, la maladie de Tay-Sachs, la fibrose cystique et la trisomie 21. La question est la suivante : saurons-nous où arrêter ? Saurons-nous délimiter la frontière essentielle entre les interventions thérapeutiques et eugéniques ? Saurons-nous reconnaître les limites morales de la biotechnologie ?

Certaines préoccupations sont déplacées selon moi. Cela n’est pas mauvais d’explorer de nouvelles manières de guérir certaines maladies. Le judaïsme ne contient pas d’interdiction sur le fait de “jouer à D.ieu”. Au contraire, il nous voit comme étant “des partenaires de D.ieu dans l’œuvre de la création”. Et il ne perçoit pas l’infertilité comme un état à accepter, mais plutôt à guérir, dans la mesure du possible. L’ingénierie génétique, y compris le clonage, peuvent être acceptables si elle représente la seule manière de guérir une maladie ou de permettre à un couple d’avoir un enfant. Et le clonage n’est pas non plus une simple réplique d’un être humain. Des jumeaux identiques sont tous deux des individus en bonne et due forme et se démarquent lorsqu’ils grandissent, qu’ils soient élevés ensemble ou séparément. Nous devrions résister à toute tendance au déterminisme génétique, de la même façon que l’éthique judéo-chrétienne a résisté à toute autre forme de déterminisme dans le passé. Notre destin n’est pas inscrit dans nos gènes.

Mais pour tout cela, nous avons le droit d’avoir des scrupules. Comment pourrions-nous différencier, par exemple, le traitement d’une altération des capacités d’apprentissage et l’augmentation de l’intelligence ? À quel stade mettons-nous un arrêt au droit des parents de décider de la composition génétique de leur enfant ? À quelle étape l’accouchement se transforme-t-il en atelier de fabrication ? À quel moment un enfant – produit comme le clone d’un parent ou en substitution d’un enfant défunt – devient-il un moyen pour la finalité de quelqu’un d’autre, plutôt qu’une fin en soi ? Qu’adviendra-t-il à long terme de nos concepts d’identité personnelle, de relations et d’individualité, ainsi qu’à l’idée, cruciale, de la sainteté de la vie, à savoir que la vie est un don de D.ieu ?

Il ne s’agit pas de questions théoriques. Nous naviguons en eaux troubles. Prenez le cas de figure suivant, que je dois au philosophe Anthony O’Hear[2]. Un homme d’affaires italien et sa femme portugaise, qui ont déjà eu deux enfants par GPA (gestation pour autrui), ont décidé qu’ils en voulaient un troisième : un garçon qui serait grand, athlétique et blond. Ils ont consulté une agence au Danemark, qui a trouvé un donateur de sperme aux États-Unis, une donatrice d’ovules en Angleterre et une mère porteuse, également en Angleterre. L’opération fut réalisée à Athènes. Après vingt-et-une semaine de grossesse, il fut découvert qu’au lieu d’un garçon, la mère porteuse portaient des jumelles. Le couple demanda qu’elle se fasse avorter. Elle refusa. Les jumelles sont nées et ont finalement été adoptées par un couple de lesbiennes en Californie, où elles sont actuellement élevées par une nounou à Porto Rico.

Que sont ces enfants, sinon des marchandises produites sur commande puis commercialisées dans le monde entier ? Qui sont leurs parents ? Le couple qui a initié le projet ? Les donateurs d’ovules et de sperme ? La mère porteuse ? Les deux mères adoptives? Quelle histoire les jeunes filles pourront raconter sur elles-mêmes à propos de leur identité lorsqu’elles grandiront ? Qu’est-il advenu de l’idée que les individus sont intrinsèquement sacrés, plutôt que la gratification des désirs d’autrui ? Encore une fois, comme dans l’exemple précédent, nous permettons au marché (cette fois-ci avec la coopération de la technologie médicale) d’être le substitut du principe moral, comme si tout ce qui comptait était de maximiser la liberté de faire ce que nous choisissons tant que nous pouvons nous le permettre. À un moment donné, une civilisation devrait pouvoir dire : ce n’est pas parce qu’on peut le faire qu’on doit le faire. Sans cela, la technologie gère les valeurs au lieu que les valeurs gèrent la technologie ; et si cela se produit, nous faisons marche arrière. À chaque avancée technologique, la première question devrait être : est-ce que cela fait grandir ou abaisse la dignité humaine ? Dans plusieurs cas, cela la rehausse, mais pas tout le temps. Lorsque ce n’est pas le cas, nous devons mettre un arrêt.

Prêtez attention à cette déclaration faite en 1997 par l’Académie internationale de l’humanisme et signée par des scientifiques les plus éminents de notre époque. Elle affirme : 

Certaines religions du monde enseignent que les êtres humains sont fondamentalement différents des autres mammifères… La nature humaine est perçue comme étant unique et sacrée… Cependant, l’entreprise scientifique conçoit que les capacités humaines diffèrent en degré et non pas en genre, de celles retrouvées chez les grands animaux. Le vaste répertoire humain de pensées, sentiments, aspirations et d’espoirs semblent être issu de procédés cérébraux électrochimiques, et non pas du fonctionnement d’une âme immatérielle qu’aucun instrument ne peut déchiffrer…Les opinions de la nature humaine enracinées dans le passé tribal de l’humanité ne devrait pas être notre critère premier pour prendre des décisions sur le clonage[3].

Voilà du réductionnisme scientifique sous son plus mauvais jour. Si les aspirations humaines ne sont rien de plus que des procédés cérébraux électrochimiques, alors un Rembrandt est un amalgame de pigments sur un canva, et un quatuor de Beethoven, des marques sur du papier. Cela est évidemment insensé. Nous sommes à la fois des êtres physiques dont les mouvements peuvent être décrits en termes de cause et de conséquence, et des agents conscients, intentionnels dont les actions ne peuvent être comprises que par le langage du sens, de l’imagination et des objectifs. Nous sommes, tel que la Bible l’affirme, une “poussière détachée du sol”, mais il existe en nous “un souffle de vie” (Genèse 2:7). Ces deux langages, l’un conçu en termes de causes physiques dans le passé, l’autre en termes d’aspirations pour l’avenir, sont irréductibles l’un envers l’autre. La moralité appartient au second. Il s’agit du monde auquel on aspire, le monde du “il faut que”, et sa réalisation dans le “ici et maintenant”, le monde du “il est”. Un langage qui réduit l’humanité à des procédés cérébraux électrochimiques deviendra en fin de compte inintelligible ; et il en sera également ainsi pour les idées dont l’essence de notre humanité dépend. Nous devrions écouter les paroles d’un des plus grands scientifiques de notre époque, E.O. Wilson, qui dit la chose suivante sur notre état actuel :

Nous apprenons le principe fondamental selon lequel l’éthique est tout ce qui compte… Nous sommes des adultes ayant découvert quelles alliances sont nécessaires à notre survie, et nous avons accepté la nécessité de les préserver par des vœux sacrés… Si nous devions abandonner notre nature génétique au profit de ratiocination assistée par des machines, ainsi que notre éthique, notre art et notre sens même à une habitude de discours futiles au profit du progrès, en s’imaginant être semblables à des dieux et déchargés de notre ancien héritage, nous ne serons plus rien[4].

La référence de Wilson à notre héritage ancien m’amène à mon exemple final, ainsi qu’à la question fondamentale suivante : “Qu’est-ce qu’une société ?” Permettez-moi d’aborder l’enjeu indirectement en pensant à ce bâtiment, le château de Windsor lui-même. J’essaie d’imaginer ce que ce serait d’hériter d’une telle construction. Habiter dans une telle place chargée d’histoire, c’est la volonté de savoir comment il fut édifié et pourquoi. En posant une question de cette nature, j’apprendrais comment il vit le jour à l’époque de William le Conquérant, sur le site légendaire de la table ronde du roi Arthur. Je trouverais qu’il a été reconstruit plusieurs fois à travers plusieurs siècles, à l’époque d’Henri II, d’Henri III et d’Edouard III. En étudiant cette histoire, je ferais bien plus qu’apprendre des faits. Je saurais également que je m’engagerais à une série d’obligations, une relation morale, avec son passé et son avenir. Je saurais également que je ferais partie d’une histoire. Le fait même que le château soit là me dirait que ses propriétaires précédents avaient tout fait pour le préserver, le protéger et parfois le restaurer pour qu’il puisse être transmis aux prochaines générations. Ils avaient placé leurs espoirs en ma personne, que je puisse à mon tour en prendre soin avant de le transmettre aux générations suivantes. Le résultat est que, lorsque les désastres frappent, tel que ce fut le cas lors du grand incendie de 1992, je saurais que j’avais le devoir de le restaurer (y compris le grand hall dans lequel nous nous situons aujourd’hui), pas exactement comme il l’était auparavant, mais en gardant l’esprit intact.

Maintenant, comparez le château à un hôtel cinq étoiles non loin d’ici. Ma relation avec cet hôtel est très différente. Elle ne fait pas le récit d’une épopée qui évoque ce lieu, ce bâtiment et cette histoire. Au contraire, si l’hôtel fait partie d’une chaîne internationale, ce ne sera probablement que la température qui me rappellera à mon réveil que je ne suis pas à Bali, Bangkok ou Buenos Aires. Ma relation avec l’hôtel est purement contractuelle, c’est-à-dire que l’hôtel m’offre certains services pour lesquels je paye. Au-delà de cette prestation, l’hôtel ne me demande rien, et moi non plus. Voici la différence entre un hôtel et une maison.

Vous avez maintenant compris que je fais référence non pas à deux édifices, mais à deux visions de la société. Je ne posséderai jamais de monument comme le château Windsor, mais je détiens quelque chose de tout aussi important, une histoire. Elle m’a été transmise par mes parents lorsque j’étais enfant. Chaque enfant juif reçoit un cadeau semblable lors de la fête de Pessa’h. Elle me raconte que mes ancêtres étaient autrefois esclaves avant d’être libérés, puis ont erré dans le désert pendant quarante ans, et à travers le globe pendant plus de 2000 ans. Comme légataire d’un héritage matériel, je suis conscient d’être un maillon dans la chaîne des générations, avec un devoir de loyauté à la fois envers le passé et envers l’avenir. C’est la vision de la société qu’Edmund Burke avait en tête lorsqu’il l’a qualifié de “partenariat non seulement entre les vivants, entre ceux qui sont morts, mais également entre ceux qui naîtront”[5]. Je fais partie d’une histoire dont les premiers chapitres ont été écrits par mes ancêtres, dont je dois aujourd’hui écrire le prochain chapitre avant de la transmettre à mes enfants, et eux aux leurs. C’est une société qui, semblable à une maisonnée, a une histoire qui s’inscrit dans la chaîne du temps.

Cela n’est cependant pas la vision dominante aujourd’hui. Nous avons plutôt penché vers l’idée que l’État est purement procédural. Il ne représente aucune histoire particulière ni une série de valeurs. Il se matérialise via une relation purement contractuelle avec ses membres, grâce à laquelle nous recevons des bénéfices et des services particuliers, en contrepartie d’impôts. Au-delà de tout cela, chacun est libre de faire ce qu’il souhaite tant qu’il ne fait de mal à personne. Ce n’est pas la société en tant que foyer mais en tant qu’hôtel. De ce socle, je ne peux pas construire mon identité, mes idéaux, une histoire qui m’aide à comprendre qui je suis, un sentiment d’obligation envers le passé ou une préservation pour le bien de l’avenir. Cela est très problématique à savoir si oui ou non, je pourrais ressentir de la loyauté envers une telle société. En effet, je soupçonne que le mot “loyauté”, comme le sont tellement d’autres mots de notre vocabulaire, n’est qu’une survie, une relique d’un autre âge.

À la lumière de ces trois exemples – et nous pourrions en ajouter bien plus -, il n’est donc pas surprenant que notre bonheur n’ait pas gardé le rythme avec nos avancées en matière de savoir, de technologie et de produit national brut. Cela est dû au fait que nous sommes en train de déconstruire systématiquement les bases sur lesquelles le bonheur repose : notre sentiment d’être valorisé pour ce que nous sommes, la singularité et la sainteté de la vie humaine, de faire partie d’une histoire qui confère du sens et de l’importance à nos vies. J’en arrive donc au point vers lequel nous avons vogué depuis le début.

Le Professeur Stephen Hawking a écrit un best-seller de 200 pages intitulé A Brief History of  Time[6]. Voici une brève version de l’histoire de l’humanité en trois phrases : au début, les gens croyaient en plusieurs dieux. Puis le monothéisme est arrivé et les a réduit à un seul D.ieu. Puis la science est arrivée, et a réduit tout cela à aucun dieu. Ou, en d’autres termes, il y eut d’abord un mythe. Puis est venu le monothéisme qui a démystifié le monde. Avant que Laplace ne profère ces fameuses paroles : ‘Je n’ai pas besoin de cette hypothèse‘. Selon cette vision, le monothéisme – le judaïsme, le christianisme et l’islam – n’était qu’une étape sur la longue route vers la science.

Voilà comment nous en sommes arrivés à raconter l’histoire, mais cela ne constitue pas la seule manière de faire, ni la plus intéressante. Je tiens à proposer une alternative : depuis que les Homo sapiens ont arrêté de frapper les tambours tribaux pour exprimer une pensée, nous avons réfléchi à notre place dans l’Univers. En comparaison avec tout ce qui existe, nous savons que nous sommes infiniment petits. Dans le meilleur des cas, nous sommes une onde dans un océan, une graine de sable sur la rive. L’univers nous a précédés par des milliards d’années, et il survivra pendant des milliards d’années après que nous ne soyions plus là. Comment notre vie, cette ombre si fugace, est-elle liée à la totalité des choses ? Il existe deux réponses à cette question, et elles sont fondamentalement opposées.

Il y a eu des cultures, anciennes comme modernes, qui ont perçu la réalité en termes de vastes forces impersonnelles. Pour les cultures anciennes, celles-ci étaient le soleil, la mer, la tempête et le déluge. Aujourd’hui, elles se résument à l’économie globale, la politique internationale, l’environnement et internet. Ce qu’elles ont en commun, c’est qu’elles sont indifférentes à nous, tout comme raz-de-marée est indifférent envers ceux qu’il emporte. Le réchauffement planétaire ne choisit pas ses victimes. Une récession économique ne s’arrête pas pour se demander qui souffre. La mutation génétique apparaît sans que personne ne décide qui sera concerné. Selon cette vision des choses, les forces qui régissent le monde sont essentiellement aveugles. Elles ne nous sont pas adressées. Nous pouvons les entraver, ou bien ne pas être affecté par leur impact, mais elles sont insensibles à notre existence ; elles ne s’identifient pas à nous en tant que personnes. Dans un monde pareil, l’espoir humain est un prélude à la tragédie. Le mieux qu’on puisse faire est de combiner l’hédonisme et le stoïcisme: saisir chaque plaisir que nous avons et prendre du Prozac pour anesthésier la douleur. Ceci est une vue cohérente. Sa mise en pratique par excellence se trouve dans la tragédie grecque. C’est cette direction qu’emprunte notre culture actuellement.

À une certaine période de l’histoire d’Israël antique, une nouvelle vision est née : celle qui vit un visage personnel dans le cosmos. Sans nier aucun aspect physique que possède le monde, elle a perçu une toute autre réalité : un D.ieu qui a créé l’univers, non pas comme un scientifique dans un laboratoire, mais plutôt comme un parent, par amour et à travers l’amour. Cette vision indique que nous ne sommes pas insignifiants, et que nous ne sommes pas seuls. Nous sommes là parce que quelqu’un a voulu que nous le soyons, a voulu de nous, connaît nos pensées et valorise notre singularité, dont nous respirons le souffle et dont les bras nous soutiennent, une force avec laquelle nous sommes connectés dans tout.

Cela ne constituait pas une découverte mineure, ni une découverte religieuse uniquement. Il s’agit autant de l’homme que de D.ieu. Pour le dire simplement : en découvrant D.ieu, nos ancêtres ont découvert l’homme. Pour la première fois, un concept capital commence à prendre forme : le concept que l’être humain, et chaque être humain, est un être doté d’une dignité unique. Cela n’est pas une exagération d’affirmer que les paroles “Créons l’homme à notre image, à notre ressemblance” ont donné naissance à tous les grands concepts éthiques et politiques ayant façonné la civilisation occidentale depuis plus de mille ans ; parmi lesquels, entre autres, les droits de l’homme, la société libre, la sainteté de la vie et la dignité dans la différence.

Trouvant D.ieu singulier et unique, nos ancêtres découvrirent l’être humain, singulier et unique. En entendant D.ieu aller vers nous, ils découvrirent à quel point cela était important que les êtres humains puissent aller les uns vers les autres. De façon hésitante dans un premier temps, puis avec une confiance croissante dans un second temps, ils commencèrent à réaliser que l’essence de D.ieu n’était pas une question de puissance, mais de relations. Il est donc possible de Le retrouver non seulement dans le ciel, mais également dans la société, dans les structures que nous mettons en place pour honorer Sa présence en honorant Son image chez les autres êtres humains. La religion n’est pas une forme primitive de la science. Il s’agit de la réalité ultime du personnel et la façon dont nous la transférons dans notre univers partagé et social.

C’est la raison pour laquelle nous avons besoin non seulement d’endroits comme les supermarchés, les laboratoires et les hôtels, mais également comme la Chapelle Saint-George ainsi que les autres lieux de cultes où l’on fait vivre une expression à notre vision et à notre personnalité. Il s’agit de la voix nécessaire qui s’oppose à toutes ces forces, qu’elles soient économiques, scientifiques ou politiques, dont la gloire et la grandeur reposent sur leur dimension impersonnelle. Nous ne sommes pas contre ces éléments. Au contraire, ils nous ont conféré une croissance économique, des avancées scientifiques et un gouvernement démocratique, trois des grands trésors du monde moderne. C’est simplement que nous avons besoin également de textes et de contextes qui nous rappellent des histoires sacrées et des principes éthiques autour desquels notre humanité s’articule ; ces mêmes principes qui ont été éconduits, ces dernières décennies, aux confins de la place publique. 

Les pages de l’histoire sont jonchées des débris des civilisations qui étaient à leur époque au sommet de la technologie : depuis la Mésopotamie ancienne et l’Égypte, en passant par le Troisième Reich et l’Union soviétique. Je trouve cela tout à fait impressionnant de réaliser que les ordres sociaux qui ont survécu étaient ceux qui valorisaient non pas le pouvoir mais les démunis, non pas l’économie et la force militaire mais la force spirituelle, non pas la masse mais l’individu, dans lesquels on discerne l’image de D.ieu. C’est toujours ce qui constituera la bonne société et si, aujourd’hui, cela est devenu une vision contre-culturelle, qu’il en soit ainsi. Les religions étaient toujours sous leur meilleur jour lorsqu’elles allaient à rebours de la culture, lorsqu’elles remettaient en question le statu quo au lieu de le suivre. Nous avons besoin d’entendre cette voix à nouveau de nos jours ; cette voix forte, sans crainte et sans équivoque, pour le bien de nos enfants, de notre avenir et de D.ieu. C’est dans Son reflet seul où nous nous voyons tels que nous sommes appelés à devenir.


[1] Oliver James, Britain on the Couch (London:Century,1997).

[2] Daily Mail, 8 May 2000.

[3] Cité dans Leon Kass,‘The Moral Meaning of Genetic Technology’, Commentary 108:2, September 1999.

[4] E.O.Wilson, Consilience (London:Abacus,1999,p.332–333).

[5] Edmund Burke, Reflections on the Revolution in France (Oxford:Oxford University Press,1993) p.96.

[6] Stephen Hawking, A Brief History of Time: From the Big Bang to Black Holes (London:Bantam,1989).