La route moins empruntée

Published 8 March 2016
The Road Less Traveled post

Published in the Fall / Winter 2016 edition of The Islamic Monthly magazine

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Publié le 8 mars 2016 dans The Islamic Monthly, pour réfléchir à la relation et à l’histoire entre le judaïsme et l’islam.

Nous oublions souvent dans la communauté juive à quel point nous sommes redevables envers l’islam. Ce furent les grands théologiens et penseurs islamistes, al-Farabi, Ibn Sina (Avicenne) and Ibn Rushd (Averroès), entre autres, qui ont restitué la tradition philosophique classique, qui a permis à l’Occident de sortir de l’ère moyenâgeuse.

Maïmonide, l’un des plus grands penseurs juifs des mille dernières années, était aussi très redevable envers eux. Tout au long de son chef-d’œuvre, le Guide des Égarés, il est en dialogue perpétuel avec les Mutakallimun, les musulmans kalamistes. Même son grand code de loi, le Michné Torah, fut inspiré des codes de la Charia.  Maïmonide a à son tour influencé des penseurs chrétiens, comme Aquinas. Ainsi, à la fois le judaïsme et le christianisme sont tous les deux redevables envers les penseurs de l’islam.

Par ailleurs, le fils de Maïmonide, Rabbi Avraham, avait de profondes affinités avec les traditions mystiques islamiques. D’un point de vue personnel, j’ai appris beaucoup d’Ibn Khaldun, qui est parfois décrit comme le premier sociologue que le monde ait connu. Sa vision des processus du déclin social est toujours d’actualité.

Il y a quelques années, j’ai écrit un article dans le Times en expliquant comment Averroès est devenu la première personne à formuler un essai religieux favorable à la liberté d’expression. Il a influencé le sage juif du seizième siècle, Rabbi Judah Loew de Prague, qui le cite sur le sujet. John Milton, un écrivain chrétien, a repris le même argument en 1644 lors de sa défense de la liberté d’expression, l’Areopagitica. Deux siècles plus tard, ce fut au tour de l’athée John Stuart Mill de reprendre ces arguments à son compte dans son œuvre classique de 1859, On Liberty. J’ai trouvé cela émouvant qu’un musulman, puis un juif, un chrétien, et un humaniste laïc, se soient accordés sur l’importance de la liberté d’expression et de la dignité de la différence d’opinion.

Aujourd’hui cependant, toutes les religions sont confrontées à des enjeux. Le monde change à un rythme effréné. Pendant ce temps, les sociétés occidentales abandonnent l’éthique religieuse qui faisait autrefois d’elles des puissances. La culture dominante en Europe aujourd’hui est laïque, consommatrice, individualiste et relativiste, offrant peu de directives morales et encore moins un sentiment du sacré.

Oscar Wilde décrit une personne cynique comme quelqu’un qui connaît le prix de tout et la valeur de rien. À cet égard, notre époque est cynique. C’est la raison pour laquelle dans toutes les grandes religions, les groupes qui connaissent la croissance la plus rapide sont ceux qui s’opposent le plus à l’idéologie laïque. D’un côté, c’est une bonne nouvelle. Cela signifie que la religion a toujours une place au vingt-et-unième siècle, et une place importante, nous rappelant les choses qui ont une valeur, mais pas un prix. D’un autre côté cependant, cela est très dangereux, car la religion est devenue une source de conflits à travers le monde au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie et même en Europe. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit Not in God’s Name[1].

C’est une protestation religieuse contre la violence motivée par la religion, contre ceux qui tuent au nom du D.ieu de la vie, haïssent au nom du D.ieu de l’amour, mènent des guerres au nom du D.ieu de la paix et se livrent à des actes de cruauté au nom du D.ieu de la compassion. Car cela n’est pas l’héritage d’Avraham et ceux qui se disent être ses héritiers.

Les monothéismes abrahamiques – le judaïsme, le christianisme et l’islam – ont tous eu leur période de violence dans l’histoire, mais au bout du compte, ces séquences se sont avérées désastreuses. Ils commencent à se battre contre “l’autre”, mais ils finissent par s’en prendre à des gens de leur propre religion : juif contre juif, chrétien contre chrétien, musulman contre musulman. C’est là où les fidèles sérieux, seulement une poignée dans un premier temps, mais une poignée importante, arrivent à la conclusion que ce n’est pas ce à quoi D.ieu s’attend de nous. Ils savent que chaque vie est comme un univers, que le meurtre d’un innocent est un péché en plus d’être un crime, est que la terreur au nom de D.ieu est une profanation du nom de D.ieu.

Les grandes religions sanctifient le nom de D.ieu lorsqu’elles honorent la dignité humaine, pratiquent la justice et la compassion, amènent les gens à nourrir les affamés et enseignent à leurs enfants à aimer, pas à haïr. Ceux qui respectent les autres se font respecter à leur tour, alors que ceux qui pratiquent la violence meurent finalement par elle.

Jonathan Swift a dit : “Nous avons assez de religions pour que nous nous haïssions entre nous, mais pas assez pour que nous nous aimions”. Que cela ne soit pas dit de nous. Nous avons chacun la responsabilité de proposer une alternative aux voix violentes au cœur de notre propre religion. Seuls les juifs peuvent faire cela pour le judaïsme, les chrétiens pour le christianisme, et les musulmans pour l’islam. J’ai écrit Not in God’s Name[2] pour encourager les autres à faire de même au sein de leur propre religion. Le vrai changement ne peut que provenir de l’intérieur.

À une époque des extrêmes, il est facile d’être un extrémiste. Le vrai héros religieux est celui qui choisit de prendre la route moins empruntée, démontrant que la religion ne fait pas de mal, mais guérit. C’est ce que l’islam a fait à l’époque d’Al-Andalus et La Convivencia en Espagne, et il gagna l’admiration du monde. Qui le fera aujourd’hui ?


[1] Jonathan Sacks, Not in God’s Name (London: Hodder & Stoughton,2015).

[2] Ibid.