Les Marchés et la Morale

Le 2 juin 1998, Rabbi Sacks fut invité à donner la conférence annuelle Hayek à l’Institut des affaires économiques à la mémoire du détenteur de prix Nobel, l’économiste Friedrich Hayek.

Published 2 June 1998
IEA institute of economic affairs hayek

Chief Rabbi Jonathan Sacks delivered this lecture at the Institute of Economic Affairs on 2nd June 1998

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En 1978, Friedrich Hayek, dont nous commémorons ce soir le travail et l’influence, a proposé un grand débat. Il avait à l’époque presque quatre-vingt ans, mais la passion avec laquelle il cherchait à défendre l’ordre du marché contre ce qu’il percevait comme l’hérésie du collectivisme était intacte. Ainsi, comme s’il cherchait à résoudre le problème une fois pour toute, il a suggéré rien de moins qu’un débat international articulé autour de la question : “Le socialisme était-il une erreur?” L’événement n’a pas eu lieu, mais Hayek a néanmoins écrit un grand manuscrit exprimant ses opinions, publié sous une forme abrégée avec pour titre The Fatal Conceit (La présomption fatale)[1]. Ce qui m’a intéressé en particulier dans cette œuvre, c’est le titre du dernier chapitre du livre, intitulé “la religion et les gardiens de la tradition”. Qu’est-ce qui a poussé Hayek, qui a consacré sa vie à l’étude de l’économie et de la politique, à conclure son œuvre avec une réflexion sur la religion et la tradition ? 

La présomption fatale est un livre complexe, mais si je l’ai bien compris, son propos est le suivant. Afin que le libre marché et “ses extensions” puissent émerger, un certain type de moralité le devait également. Pendant des milliers d’années, les êtres humains vivaient dans des groupes de chasseurs-cueilleurs, et ce fut durant cette longue préhistoire d’Homo sapiens que nos instincts furent formés. Ces instincts de solidarité et d’altruisme ont permis à nos ancêtres de vivre ensemble dans des groupes rapprochés et, sans eux, aucun individu isolé n’aurait pu vivre pendant bien longtemps.

Cependant, un changement important devait avoir lieu dans les relations entre les gens, afin que l’humanité puisse passer de petites tribus à des associations plus larges et ouvertes, nécessaires pour des sociétés et des économies complexes. Les instincts ne suffisaient plus, et devaient être remplacés par des règles comme celles liées à la propriété privée, l’honnêteté, le contrat, l’échange et ainsi de suite. Pour Hayek, ce à quoi ces règles allaient ressembler était hors de propos. Ce qui compte, c’était leur émergence et leur diffusion, non pas parce que les gens étaient capables de décider à l’avance de leurs conséquences, mais parce que les groupes qui ont adhéré à ces règles ont connu des croissances et des expansions plus réussies que les autres.

Elles impliquaient souvent des gens qui agissaient contre leurs instincts. Par conséquent, elles devaient être enseignées par habitude plutôt que par goût. L’éducation morale est devenue une question d’imitation, l’apprentissage par l’action, la transmission de la tradition par l’habitude. La moralité elle-même reposait largement sur l’impératif “ne fais pas”, interdictions qui servaient de limites dans lesquelles l’action humaine libre pouvait être dirigée et contenue, à l’instar des rives d’une rivière qui contiennent et dirigent le flux d’eau. Selon Hayek, c’est ce genre de moralité qui a rendu possible la transition décisive de l’humanité d’une société tribale à une économie de marché, dans laquelle de grandes associations d’individus et de groupes pouvaient développer leurs spécialisations tout en satisfaisant leurs besoins grâce au processus pacifique du commerce et de l’échange.

C’était le cas autrefois. Mais Hayek, ayant vécu certains des plus grands bouleversements du vingtième siècle, ne pouvait jamais prendre pour acquis l’ordre du marché ou ses dérivés, la société libre. Selon lui, ces systèmes étaient vulnérables pour deux raisons. D’une part, il existait le danger perpétuel d’un repli vers l’instinct primitif de la solidarité du groupe avec sa haine de l’étranger qui va avec. D’autre part, il y avait la voix séduisante de la raison, “la présomption fatale” que par une intention consciente et une planification délibérée, nous pouvons améliorer la moralité du passé, c’est-à-dire remodeler nos institutions humaines fondamentales. Il pensait que telle était l’erreur du socialisme, mais pas exclusivement. Ce fut également l’erreur de libéraux comme John Stuart Mill qui estimait la plupart des contraintes morales traditionnelles comme superflues, le bagage indésirable d’une ère superstitieuse. La moralité, qu’Hayek ne se lasse pas de nous rappeler tout au long de son ouvrage, occupe une place entre l’instinct et la raison et ne peut être réduite à l’un ou l’autre.

Cette vision des choses amena Hayek à réfléchir au rôle joué par la religion, en particulier par les grandes religions monothéistes dans la préservation des traditions morales. Cela est en partie une question d’histoire. Hayek indiqua que nous devons à la religion “les traditions bénéfiques qui ont été préservées et transmises assez longtemps pour permettre à ces groupes qui les suivent de grandir, et d’avoir la possibilité de se répandre par la sélection naturelle ou culturelle.”[2]

Mais il ne s’agissait pas seulement d’une question d’histoire. C’était aussi une question du présent. Pour comprendre pourquoi, nous devons nous rappeler de la compréhension d’Hayek de “l’ordre étendu” des sociétés complexes. Elles émergent à la suite de règles simples répétées. Elles se développent par des moyens que nul ne peut prédire. Chacun d’entre nous joue un rôle important dans ce processus. Nous participons, pour reprendre sa phrase impactante, à “ces forces sociales spontanées à travers lesquelles l’individu crée des choses plus grandes qu’il ne le sait”. C’est seulement avec du recul et une perspective historique que nous pouvons voir cela, et à travers un nombre presque infini d’actions individuelles que nous pouvons y arriver. Aucun d’entre nous, que ce soit le plus grand des sages ou des agences de renseignement les mieux informées, n’aurait pu prédire cela.

Pour Hayek, la caractéristique la plus frappante de la religion, c’est son attitude humble, voire même sa révérence envers les grandes institutions morales sans lesquelles notre “ordre étendu” n’aurait pu se développer. La religion empêche ce qu’il qualifie “d’illusion rationaliste par laquelle l’homme, avec son intelligence, a inventé des moralités qui lui ont octroyé le pouvoir d’accomplir plus que ce qu’il n’aurait jamais prédit.” Elle le fait bien évidemment en insistant sur le fait que nos moralités furent données par D.ieu. Pour Hayek, elles étaient mues par les forces révolutionnaires de l’histoire. Ces deux visions partageaient cependant une opposition forte et de principe à l’idée que, sur le plan individuel ou collectif, nous pouvons créer un meilleur système conçu pour maximiser de façon rationnelle le bonheur ou tout autre bien.

Il s’agit d’un argument fascinant qui positionne Hayek aux côtés d’autres penseurs tels qu’Edmund Burke, Max Weber et, plus récemment, Francis Fukuyama. Ces penseurs ont réfléchi non seulement à la moralité interne des marchés (ce que nous qualifions aujourd’hui “d’éthique des affaires”) ; mais également à la plus vaste question de savoir quel genre de société peut engendrer une économie de marché et est en capacité de maintenir. La réponse offerte par chacun – une réponse à laquelle une importance nouvelle fut accordée en raison de l’émergence des économies de l’Asie du Sud-Est – est que ces sociétés ont tendance à nourrir un respect marqué pour certaines traditions.

À l’instar de Burke, Hayek unit le libéralisme dans l’économie et la politique avec un conservatisme de marché dans la moralité. Les institutions libres, semblent-ils dire, sont le mieux préservées par une certaine déférence envers le passé. Les traditions encodent les découvertes accumulées des générations précédentes qu’aucune génération, aussi sophistiquée soit-elle, ne peut découvrir par elle-même, et c’est en apprenant ces traditions et en les transmettant à nos enfants que nous évitons de faire des erreurs qui nous coûteraient chères. De manière paradoxale, ce sont peut-être ces sociétés, aux habitudes religieuses et morales marquées, qui forment les meilleurs environnements pour le développement économique et l’innovation technologique. Il est probable que ceux qui sont les plus confiants en leur passé soient aussi les plus confiants et les plus énergiques pour façonner l’avenir.

C’est jusqu’à présent la pensée d’Hayek, et c’est un débat qui vaut la peine d’être examiné pour la raison exactement contraire de celle qu’il a envisagée. La présomption fatale a été écrite en 1978 et publiée en 1988. Il y a vingt ans, il aurait encore pu percevoir le socialisme comme l’ennemi à abattre. Cependant, seulement un an après la publication du livre, le mur de Berlin s’est effondré. Après une succession d’événements, la Guerre froide s’est terminée, le communisme européen fut abandonné et l’Union soviétique dissoute. Il s’agissait d’une des victoires les plus décisives de l’histoire des idéologies, à plus forte raison dans la mesure où cette victoire fut remportée sans qu’une seule balle ne fut tirée. Le grand débat d’Hayek n’a jamais eu lieu, mais il est juste d’affirmer que, jusqu’à présent, il a remporté le débat. Tel que Raymond Plant le souligne : “La planification économique centralisée ne se trouve sur l’agenda politique d’aucun pays cherchant à faire partie de l’économie mondiale”[3].

Il est donc encore plus important de nous rappeler la mise en garde sur laquelle Hayek insistait particulièrement : l’économie de marché ne peut être maintenue que par certaines habitudes de comportement et de retenue que l’on appelle les traditions. Il croyait que la menace de ces traditions était le socialisme. Ce fut sans aucun doute le cas à son époque. Mais il prêta nettement moins attention au fait qu’elles pouvaient être discréditées non pas par les idéologies anti-marché, mais par le pouvoir du marché lui-même. Car le marché n’est pas uniquement une institution d’échange. C’est également une force anti-traditionnelle puissante, du moins au sein des sociétés de consommation avancées. La stimulation de la demande, par exemple, dépend d’une culture, voire même d’un culte, celle de l’innovation, du produit qui améliore le passé en le rendant désuet en un temps record. Elle encourage la vision de la vie humaine elle-même en tant que série de choix de consommation plutôt qu’un ensemble hérité de façons de faire les choses.

L’un des développements les plus décisifs est le déplacement de l’identité humaine comme quelque chose donné par l’histoire dans laquelle je suis né. Elle devient plutôt une série de vêtements que je peux choisir, porter pendant un moment, puis mettre de côté au profit de la nouvelle mode, le mouvement graphiquement illustré par notre changement de terminologie de “vie” à “mode de vie”, avec sa suggestion qu’il n’y a rien de substantiel qui définit mon identité. Il n’y a qu’un supermarché d’idées au sein duquel je peux choisir ce que je suis à ce moment précis, pêle-mêle le bouddhisme, la thérapie, l’aérobie, l’environnement, les légumes biologiques, Internet, le livre le petit livre du calme[4]. Par la même occasion, la religion elle-même passe du salut à une branche de l’industrie des loisirs, et nous sommes transformés, tel qu’un écrivain l’exprime, “de pèlerin à touriste”.

C’est la raison pour laquelle il est parfois utile de faire ce qu’Hayek nous a suggéré de faire dans La présomption fatale : réfléchir sur le rôle que la religion joue dans le maintien d’un certain type d’ordre. C’est ce que j’aimerais faire, en prenant l’expérience des juifs et du judaïsme comme illustration. Ce fut Max Weber, évidemment, dans son fameux travail The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism[5] qui nous a familiarisé avec l’idée que la religion, en particulier le calvinisme, était l’une des grandes forces façonnant l’économie moderne. Récemment, Michael Novak a écrit avec virulence sur le même sujet, mais d’un point de vue catholique. Peu d’écrivains ont douté de la contribution juive au développement de la finance, des affaires et de l’industrie, une contribution qui peut être retracée jusqu’au Moyen-Âge et avant.

Je me rappelle parfaitement d’un discours prononcé par le maître de mon université [Gonville & Caius, université de Cambridge], le défunt Joseph Needham, qui décrivait le rôle que les juifs ont joué dans l’importation des inventions de la Chine en Occident. Lors de son grand voyage de 1492, lors de l’expulsion des juifs d’Espagne, Christophe Colomb utilisa des tableaux peints par un juif, Abraham Zacuto, des instruments confectionnés par un autre, Joseph Vecinho, et puis a engagé un troisième en tant qu’interprète, Luis de Torres. Au même moment, l’un des grands rabbins et commentateurs bibliques du Moyen Âge, Don Yits’hak Abarbanel, a servi en tant que conseiller financier du roi Alphonse V du Portugal et de Ferdinand et d’Isabelle de Castille, avant d’apporter d’importantes contributions à la vie économique de Naples et de Venise. Partout où ils le pouvaient, les juifs prirent une part importante dans le développement du commerce et de la finance. En effet, en 1844, dans un tract antisémite notoire, Karl Marx a affirmé que les juifs étaient l’incarnation même du système capitaliste.

Ce serait une lourde erreur que d’identifier une grande tradition religieuse avec une institution économique spécifique. Après tout, ce fut le Joseph biblique qui institua le premier exemple connu de planification économique centralisée, employant les sept années d’abondance pour se préparer aux sept années de famine, et dont l’habileté à prédire des cycles commerciaux fait probablement toujours l’admiration des économistes. L’histoire juive comporte l’une des grandes expérimentations des utopies socialistes, en partant des communautés de partage de propriétés des Essènes à l’époque du Second Temple aux kibboutz israéliens modernes. Mais il n’y a pas de doute que, de manière générale, les juifs et le judaïsme lui-même ont trouvé dans la libre concurrence et le commerce le système le plus en adéquation à leurs valeurs.

Qu’y a-t-il de si particulier dans le judaïsme qui a conduit à cette affinité élective avec l’économie de marché ? David Landes a identifié une série de facteurs dans son récent – et stimulant – ouvrage The Wealth and Poverty of Nations[6]. D’abord, il y avait un respect biblique des droits de propriété. Il perçoit cela comme une véritable révolution contre l’antiquité et le pouvoir qu’elle conférait aux dirigeants de considérer la propriété de la tribu ou du peuple comme la leur. À l’inverse, lorsque Moïse voit son leadership remis en cause par les Israélites lors de la rébellion de Kora’h, il dit à propos de sa relation au peuple “Je n’ai jamais pris à un seul d’entre eux son âne, je n’ai jamais fait de mal à un seul d’entre eux.” (Nombres 16:15).

Selon la Bible hébraïque, l’une des plus grandes corruptions du pouvoir intervient lorsqu’un dirigeant abuse du droit de propriété. Le judaïsme est la religion d’un peuple né dans l’esclavage et qui aspire au repentir ; et la grande attaque de l’esclavage contre la dignité humaine est qu’il m’empêche de posséder la richesse que je crée. Au cœur de la Bible hébraïque se trouve un D.ieu qui recherche le culte libre d’une humanité libre, et deux des plus grandes défenses de la liberté sont la propriété privée et l’indépendance économique. La société idéale conçue par les prophètes est celle dans laquelle chaque personne a la possibilité de demeurer “sous sa vigne et sous son figuier” (Michée 4:4). Lors de son fameux discours sur les dangers de la monarchie, qui peut presque avoir pour sous-titre “la route vers la servitude”, le prophète Samuel met en garde contre la tentation permanente des rois d’exproprier le peuple et la propriété pour le bien commun. Il semble affirmer que les gouvernements peuvent être nécessaires, mais moins il y en a, mieux c’est.

Par ailleurs, Landes remarque une ouverture sur l’invention et l’innovation dans la tradition judéo-chrétienne. Cela est en partie dû au respect biblique pour la main-d’œuvre. Par exemple, D.ieu dit à Noé qu’il sera sauvé du déluge, mais il revient à Noé de construire l’arche. La haute valeur que le judaïsme accorde au travail peut être retracée tout au long de la littérature biblique et rabbinique. Si le travail ne constitue pas un acte religieux en lui-même, il se rapproche d’une condition de la vie religieuse. “Durant six jours tu travailleras et t’occuperas de toutes tes affaires, mais le septième jour est la trêve de l’Éternel ton D.ieu” (Exode 20:9–10), c’est-à-dire que nous servons D.ieu avec le travail ainsi qu’avec le repos. Au moyen de notre travail, telle que la phrase rabbinique marquante l’affirme, nous devenons “des partenaires de D.ieu dans l’œuvre de la création”.

La liturgie juive du samedi soir, moment où le jour de repos prend fin, culmine par un hymne des valeurs du travail : “Le produit de ton travail, tu le mangeras, tu seras heureux, le bien sera ton partage” (Psaume 128:2). Les rabbins ont commenté sur cela que “tu seras heureux” fait référence à la vie dans notre monde, alors que “le bien sera ton partage” fait référence au monde à venir. En d’autres termes, le travail a une valeur spirituelle, car gagner sa vie fait partie intégrante de la dignité essentielle de la condition humaine. Les animaux trouvent leur subsistance, seul l’homme la crée. Tel que le commentateur du treizième siècle Rabbénou Bé’hayé l’affirme, “la participation active de l’homme dans la création de sa propre subsistance témoigne d’une grandeur spirituelle”.

Il en ressort que le judaïsme n’a jamais développé une éthique aristocratique ou recluse méprisant l’économie productive. Les grands rabbins étaient eux-mêmes des ouvriers, des hommes d’affaires ou des experts. Ils savaient que la communauté juive avait besoin d’une économie ainsi que d’une base spirituelle. Par conséquent, le Talmud énumère comme l’un des devoirs parental d’enseigner à son enfant une activité professionnelle ou commerciale grâce à laquelle il peut gagner sa vie. Maïmonide affirme que celui qui est sage “s’engage d’abord dans une profession viable, achète une maison, puis se marie”. Sa disposition selon laquelle trouver du travail à quelqu’un est la plus élevée de toutes les formes d’aide sociale est encore plus impactante :

Le plus haut degré de charité, dépassé par aucun autre, est une personne qui aide un juif pauvre en lui offrant un don, ou un prêt, ou en l’acceptant dans un partenariat d’affaires, ou en l’aidant à trouver un emploi. En un mot, en lui permettant de ne dépendre de l’aide de personne. En référence à une telle aide, “Si ton frère vient à déchoir, si tu vois chanceler sa fortune, soutiens-le, fût-il étranger et nouveau venu, et qu’Il vive avec toi” (Lévitique 25:35), ce qui signifie le renforcer de telle sorte à ce qu’il ne tombe pas dans le besoin[7].

Toute autre forme de charité laisse le nécessiteux dépendant des œuvres de bienfaisance. Seul le travail restitue à la personne son estime de soi et son indépendance. “Allez écorcher les carcasses au marché”, a dit l’enseignant du troisième siècle, Rav, “et ne dites pas : je suis un prêtre et un grand homme et cela n’est pas au niveau de ma dignité.” 

Pas moins importante que la valeur conférée au travail, la position bienveillante du judaïsme envers la création de richesse. Le monde est la création de D.ieu ; c’est pourquoi il est bon, et la prospérité est un signe de la bénédiction divine. L’ascétisme et le déni de soi ont peu de place dans la spiritualité juive. Qui plus est, D.ieu a confié le monde à l’intendance humaine. L’histoire de la création de l’homme commence par le commandement : “Croissez et multipliez ! Remplissez la terre et soumettez-la !” (Genèse 1:28). Rabbi Akiva a enseigné au deuxième siècle que D.ieu avait délibérément laissé le monde inachevé afin qu’il puisse être complété par le travail de l’homme. L’industrie est plus qu’une simple main-d’œuvre. C’est le domaine dans lequel nous transformons le monde et que nous devenons, pour reprendre la phrase rabbinique impactante, “des partenaires de D.ieu dans l’œuvre de la création”.

Ce fut Max Weber qui remarqua qu’une des révolutions de la pensée biblique fut de démythifier, ou de désenchanter la nature. Pour la première fois, les êtres humains pouvaient voir la condition du monde non pas comme quelque chose de donné, de sacro-saint et entouré de mystère, mais pouvant être rationnellement compris et amélioré. Cette perspective, centrale dans le judaïsme, fait en sorte que, même aujourd’hui, les autorités rabbiniques sont étonnamment ouvertes aux nouvelles technologies médicales comme peuvent l’être l’ingénierie génétique ou le clonage ; et elle tend à faire des juifs religieux les utilisateurs les plus actifs d’internet et des technologies multimédia à des visées éducatives.

Mais surtout, d’un point de vue juif, la croissance économique a une signification religieuse car elle permet de réduire la pauvreté. Les premiers sages juifs avaient la vision la plus sensée de la pauvreté à ma connaissance, et cela fut le cas car la plupart d’entre eux étaient pauvres. Ils refusaient théologiquement d’en anesthésier la douleur. Ils auraient rejeté complètement la description de Marx selon laquelle la religion constitue l’opium du peuple. À la différence de certaines religions, la pauvreté n’est pas une condition bénie dans le judaïsme. Tels que les rabbins l’ont dit, il s’agit plutôt ‘d’une sorte de mort’ et ‘pire que cinquante plaies’. Ils ont dit : ‘rien n’est plus difficile à endurer que la pauvreté, car celui qui est affligé par la pauvreté est semblable à quelqu’un qui porte le poids de tous les problèmes du monde et sur qui toutes les malédictions du Deutéronome se sont abattues. Si tous les autres problèmes devaient être placés d’un côté de la balance, et la pauvreté de l’autre, la pauvreté pèserait plus lourd’.

Ce qui préoccupait les Sages n’était pas tellement l’élimination de la pauvreté au moyen de l’impôt redistributif. Ils aspiraient plutôt à créer une société dans laquelle les nécessiteux auraient accès à de l’aide si nécessaire, plus précisément à la charité, mais aussi et en particulier au moyen de la création d’emploi. La richesse allait ainsi de pair avec la responsabilité. La richesse oblige. Les hommes et femmes d’affaires influents avaient pour mission d’établir un exemple de philanthropie et d’occuper des postes de leadership communautaires. La consommation outrageuse était mal vue, et bannie périodiquement par des “lois somptuaires” locales. La richesse était une bénédiction divine, et ce faisant, elle portait en elle l’obligation d’une utilisation pour le bien de la communauté de manière générale.

L’une des contributions juives notables au développement de la civilisation occidentale fut l’attention portée au temps linéaire ; peut-être même que le judaïsme l’inventa. Les cultures anciennes avaient tendance à concevoir le temps comme quelque chose de cyclique, saisonnier, une question de récurrence éternelle à une nature des choses originelle et qui ne change pas. Les prophètes hébreux étaient les premiers à percevoir le temps d’une toute autre manière, comme un voyage vers une destination, un narratif avec un début et un milieu, même si la fin (la société messianique) est toujours au-delà de l’horizon. C’est essentiellement à cette révolution que nous devons la notion même du progrès en tant que catégorie historique, l’idée selon laquelle les choses ne sont pas toujours prédestinées à demeurer telles qu’elles le sont. L’espoir, plus que la nécessité, est la mère de l’invention.

Nous devons ajouter une autre idée à cela. Les grands défenseurs philosophiques du marché, Bernard Mandeville, David Hume et Adam Smith furent frappés par un phénomène que beaucoup considéraient comme scandaleux et immoral. Ils découvrirent que le marché produisait des bénéfices pour tous grâce à une série d’actions et de transactions qui reposaient sur des motivations essentiellement égoïstes. Adam Smith l’affirma franchement : ‘ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre souper, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leurs propres intérêts’[8]. Dans le système de libre-échange, tel que Smith l’a affirmé d’une façon qui est devenue célèbre, l’individu ‘a pour seul objectif son profit, et il est, comme dans plusieurs autres cas, mû par une main invisible afin de promouvoir une finalité qui ne faisait pas partie de son intention’[9]. Le fait que les marchés et les institutions qui leur sont rattachées ont tendance à fonctionner non pas sur une base altruiste, mais sur des motifs davantage pragmatiques, a toujours mené à un dédain pour tout ce que le terme ‘commercial’ revêt.

Cela n’est pas vraiment le cas dans le judaïsme. Bien avant Mandeville et Adam Smith, le judaïsme a accepté l’idée selon laquelle les plus grandes avancées émergent souvent de volontés bien peu spirituelles. L’auteur de l’Ecclésiaste dit : ‘J’ai observé que le labeur [de l’homme] et tous ses efforts pour réussir ont pour mobile la jalousie qu’il nourrit contre son prochain’ (Ecclésiaste 4:4). Ou bien comme les sages du Talmud l’expriment : ‘Si n’était pas pour le mauvais penchant, personne ne construirait une maison, se marierait, aurait des enfants, ou s’engagerait dans les affaires’. La pureté de cœur était essentielle à la relation entre l’homme et D.ieu. Mais dans les relations entre l’homme et son prochain, ce qui comptait, c’est le résultat et non pas le sentiment qui était derrière. Les juifs seraient pour la plupart d’accord avec la remarque de Sir James Frazer selon laquelle ‘il est préférable pour le monde que les hommes agissent bien avec des motivations erronées, plutôt qu’ils agissent mal avec les meilleures intentions’[10].

Ainsi, de manière générale, les rabbins favorisaient les marchés et la concurrence car ils étaient créateurs de richesse, faisaient baisser les prix, augmentaient le choix, réduisaient la pauvreté dans l’absolu et, au fil du temps, augmentaient le contrôle de l’humanité sur l’environnement, réduisant le fait que nous soyons les victimes passives des circonstances et du destin. La concurrence libère les énergies, la créativité et sert le bien commun. Il faut reconnaître que la loi juive a permis des politiques protectionnistes dans certains cas pour protéger l’économie locale, en particulier lorsque le commerçant extérieur n’a pas payé d’impôts. Il y a également eu des moments au cours desquels les autorités rabbiniques sont intervenues pour faire baisser les prix des produits de première nécessité. Mais de manière générale, ils ont favorisé le libre-échange, en particulier dans leur propre sphère professionnelle d’éducation juive. Un professeur émérite ne pouvait s’opposer à quelqu’un qui lui faisait de la concurrence. La raison donnée pour cette règle illustre leur approche globale. Ils ont simplement dit que ‘la jalousie parmi les érudits augmente la sagesse.’

Dans une religion aussi morale que le judaïsme, il va sans dire que le respect des marchés allait de pair avec une attention marquée sur l’éthique des affaires. À l’un des moments-clés du calendrier juif, le Chabbat précédant le 9 Av lorsque nous rappelons la destruction des deux Temples, nous lisons dans la synagogue le premier grand chapitre d’Isaïe (Isaïe 1:17, 22–23), avec l’accent mis sur le fait que la piété religieuse est vaine sans intégrité économique et politique :

Recherchez la justice ; rendez le bonheur à l’opprimé, 

faites droit à l’orphelin, 

défendez la cause de la veuve…

Ton argent pur s’est changé en scories, 

ton vin généreux est frelaté.

Tes chefs sont dissous, se font complices de voleurs; 

tous aiment les dons corrupteurs et courent après les gains illicites.

Le même message est véhiculé dans les enseignements des rabbins. Selon Rava, lorsqu’une personne arrive dans le monde futur pour se faire juger, la première question qu’on lui pose est la suivante : ‘As-tu été honnête en affaires ?’ Dans l’école de Rabbi Ishmaël, on enseignait que se comporter avec droiture dans les affaires revenait à accomplir toutes les prescriptions juives. Les tentations perpétuelles du marché comme la quête de profit au détriment de son prochain, profiter de l’ignorant, traiter les employés avec indifférence, doivent être contrées. Les critères d’un commerce équitable devaient être établis et réglementés, et une grande partie de la loi juive se consacre à ces questions. Les rabbins ont reconnu qu’un marché parfait n’émergerait pas de lui-même. Tout le monde n’avait pas accès à une information complète, ce qui conduit à des pratiques peu scrupuleuses et à des profits injustes, phénomènes auxquels ils se sont opposés.

La meilleure manière de décrire en quoi le judaïsme diffère du christianisme, ou du moins celui d’avant la Réforme, fut donnée par Michael Novak, lui-même catholique :

La pensée juive s’est toujours sentie à l’aise avec un certain ordre du monde, tant dans ses traditions prophétiques que rabbiniques, alors que les chrétiens ont toujours ressenti une attirance pour l’au-delà. La pensée juive s’est clairement orientée vers la propriété privée, l’activité commerciale, les marchés et les profits, alors que la pensée catholique, articulée il y a longtemps principalement par les prêtres et les moines, a toujours essayé de diriger l’attention de ses adeptes au-delà des activités et des intérêts de ce monde vers le monde futur[11].

Cet aperçu de l’éthique économique juive a une affinité marquée avec les opinions inlassablement adoptées par Hayek. Mais c’est juste à présent que j’aimerais entrer dans l’esprit de La présomption fatale. Hayek ne nous invite pas à observer uniquement le marché, mais également l’environnement moral dans lequel il se positionne. J’aimerais mettre l’accent sur cinq caractéristiques du judaïsme, essentielles à son mode de vie qui, de prime abord, semblent entrer en totale contradiction avec l’éthique du marché.

La première d’entre elles, bien évidemment, est le Chabbath et ses institutions qui en découlent, l’année sabbatique et le jubilé. Le Chabbath est la limite que le judaïsme pose à l’activité économique. ‘Durant six jours tu travailleras et tu t’occuperas de toutes tes affaires, mais le septième jour est la trêve de l’Éternel ton D.ieu’ (Exode 20-9-10). Ce qui a distingué le Chabbath des autres célébrations religieuses dans l’antiquité est le concept du jour de repos. Cela était tellement incompréhensible pour les écrivains de la Grèce antique qu’ils accusaient les juifs de l’observer par paresse. Mais bien sûr, ce qui est au cœur du Chabbath est l’idée, aujourd’hui comme hier, qu’il existe des vérités importantes sur la condition humaine qui ne peuvent être expliquées en termes de travail ou d’économie. Le Chabbath est le jour au cours duquel on ne travaille pas, on n’emploie pas de gens pour faire notre travail, on n’achète pas et on ne vend pas, toute manipulation de la nature à des fins de création est interdite, et toutes les hiérarchies de pouvoir ou de richesse sont suspendues.

Le Chabbath est l’un de ces phénomènes incompréhensibles de l’extérieur qui nécessite d’être expérimenté pour être compris. Pour d’innombrables générations de juifs, ce fut le point d’arrêt dans un monde en constant mouvement, le moment où nous renouvelons notre attachement à la famille et à la communauté ; un jour au cours duquel nous vivons la vérité que le monde n’a pas à se plier à nous, mais qu’il s’agit d’un bien qui nous a été confié en gage pour les générations futures, au sein duquel les inégalités du marché économique sont contrebalancées par un monde dans lequel l’argent ne compte pas, lors duquel nous sommes tous des citoyens égaux. L’écrivain juif A’had Ha’am avait tout à fait raison lorsqu’il affirma que c’est le Chabbath qui a gardé les juifs, plus que les juifs n’ont gardé le Chabbath. Un jour sur sept, hier comme aujourd’hui, nous nous connectons à toutes ces valeurs qui sont menacées d’être obscurcies par le train effréné de nos vies ; le jour pendant lequel nous arrêtons de gagner nos vies, et nous apprenons simplement à vivre.

La deuxième caractéristique est le mariage et la famille. Le judaïsme est l’une des grandes traditions familiales ; ceci malgré le fait qu’en termes légaux stricts, le mariage juif prend la forme d’un contrat qui n’a jamais interdit le divorce par consentement mutuel, et qu’il est assez détendu envers ce développement moderne, l’accord prénuptial, le percevant comme un moyen utile de réduire le stress d’une séparation. La raison pour laquelle le judaïsme a souvent réussi à maintenir des mariages solides et des familles durables a peu à voir avec la structure de la loi juive sur le mariage, et beaucoup à voir avec sa vie rituelle, la manière avec laquelle la plupart des grands moments religieux ont lieu dans le foyer sous la forme d’un dialogue entre mari et femme, ou entre parents et enfants. Le judaïsme voyait essentiellement le mariage non pas comme un contrat, mais plutôt comme l’exemple suprême d’une alliance, un engagement basé non pas sur un bénéfice mutuel, mais sur une appartenance mutuelle, dont la valeur centrale est la fidélité, en s’accrochant l’un à l’autre en particulier lors des moments difficiles, car “tu fais partie de moi”. La famille juive a survécu car, pour reprendre l’expression imagée des sages, elle était entourée ‘d’une haie de roses’, un réseau dense de rituels qui liaient les personnes ensemble dans un espace de don mutuel, en contradiction absolue avec une éthique de marché.

La troisième caractéristique, c’est l’éducation. J’ai déjà évoqué le fait que la loi juive favorise la concurrence dans l’offre d’enseignement. Ce qu’elle n’a pas fait cependant, c’est qu’elle n’a pas laissé l’éducation au marché et la capacité d’être monnayée. Même à l’époque de Moïse, les juifs avaient pour ordre d’attacher une grande valeur religieuse à l’éducation. Tel que l’une de nos fameuses prières (le Chéma), empruntée au livre du Deutéronome, l’énonce : ‘Tu les inculqueras à tes enfants et tu t’en entretiendras, soit dans ta maison, soit en voyage, en te couchant et en te levant’ (Deutéronome 6:7). Et dès le premier siècle, les juifs avaient fondé le premier système mondial d’éducation universelle obligatoire, financé par l’impôt collectif. L’éducation, la vie de l’esprit, l’habileté à suivre une ligne de pensée et d’explorer les différentes alternatives qui engendrent un débat, sont des caractéristiques essentielles de la spiritualité juive, et tous doivent y avoir accès, riches comme pauvres.

Quatrième caractéristique, le concept de la propriété. J’ai mentionné précédemment que le judaïsme accorde beaucoup d’importance à la propriété privée en tant qu’institution qui gère les relations entre l’homme et son prochain. Cependant, par la même occasion, s’agissant de la relation entre l’homme et D.ieu, il y a toujours eu une insistance sur le fait que ce que nous possédons, nous ne le possédons pas inconditionnellement. Au bout du compte, tout appartient à D.ieu. Ce que nous avons est ce qui nous a été confié. Et il existe des conditions à cette vérité, ou bien, comme le grand victorien Sir Moïse Montefiore l’a affirmé: “Notre valeur se résume à ce que nous sommes prêts à donner à autrui”[12].

L’impact de cette idée sur la société juive fut profond. J’ai récemment assisté à la cérémonie d’ouverture d’une école juive dans l’une de nos communautés en province. Le projet a vu le jour grâce à la grande générosité de l’un des membres locaux. Lors du dîner, je me suis approché de lui pour lui transmettre mes remerciements pour son don. Il m’a indiqué sans hésiter : “Qu’aurais-je pu faire d’autre ? L’argent ne m’appartenait pas. D.ieu me l’a prêté, et je l’ai investi aussi sagement que possible dans la prochaine génération”. Ce genre de réponse spontanée est le fondement d’une longue tradition de philanthropie juive et explique largement comment le judaïsme a permis d’encourager la création de richesse sans engendrer du ressentiment entre les classes.

Et finalement, il existe la tradition juive de la loi elle-même. Ce fut un non-juif, William Rees-Mogg, qui a d’abord attiré mon attention sur le lien entre la loi juive et le contrôle de l’inflation, un lien que je dois avouer ne jamais avoir établi. Son propos est contenu dans un livre qu’il a écrit en temps d’inflation (en 1974), intitulé The Reigning Error[13]. Ce fut l’affirmation suivante : “l’inflation est une maladie de disproportion”. Elle émerge lorsqu’il y a un manque de compréhension du fait que l’énergie, afin d’être bien dirigée, a besoin de retenue. Il explique que ce fut la discipline constante de la loi qui a fourni les limites dans lesquelles la créativité juive pouvait prospérer. Pour reprendre ses mots, “la loi a agi telle une bouteille à l’intérieur de laquelle cette énergie spirituelle et intellectuelle pouvait être contenue ; c’est seulement parce qu’elle a pu être contenue qu’il a été possible de l’utiliser. Ce mélange n’a pas simplement explosé ou été dispersé, il a été exploité en tant que pouvoir continu”. Selon lui, les juifs étaient un modèle de retenue acquise, et ce fut un échec de la part des sociétés de pratiquer une retenue qui a mené à une inflation incontrôlée.

Sur ces entrefaites, je reviens à Hayek et à La présomption fatale. Le point de vue d’Hayek était que les systèmes moraux produisaient leurs résultats, non pas directement ou avec une intention consciente, mais plutôt avec le temps et souvent par des moyens qui n’auraient pas pu être prévus. Les juifs croyaient certainement que leur mode de vie engendrerait des bénédictions de prospérité. Après tout, cette croyance est contenue dans plusieurs prophéties de Moïse. Mais il n’y avait aucun lien direct entre des institutions comme le Chabbath et la croissance économique. Comment serait-ce possible ? Le Chabbath, la famille, le système éducatif, le concept de propriété et les disciplines de la loi n’étaient pas construites sur la base de calcul économique. Au contraire, c’est par ces institutions que le judaïsme indiquait au marché ses limites.

La sainteté est précisément le domaine dans lequel la valeur des choses n’est pas jugée par le prix du marché ou la valeur économique. Et cette idée fondamentale du judaïsme est encore plus frappante compte tenu de son respect du marché.  Pour le judaïsme, La présomption fatale, tout comme Hayek, est la croyance que le marché gère la totalité de nos vies, lorsqu’en fait il n’en gère qu’une partie, celle qui a trait aux biens que l’on conçoit comme étant sujets à la production et à l’échange. Il y a des choses fondamentales à l’être humain que l’on ne peut produire, que l’on reçoit plutôt en héritage des générations antérieures et de D.ieu Lui-même. Et il y des choses que l’on n’échangera jamais, quel qu’en soit le prix.

Quelle est donc la leçon de La présomption fatale pour notre époque ? Celle que le socialisme n’est pas le seul ennemi de l’économie de marché. Un autre ennemi, bien plus puissant pour son triomphe global récent, est l’économie de marché elle-même. Lorsque tout peut être acheté et vendu, lorsque les engagements peuvent être brisés car ils ne sont plus à notre avantage, lorsque le shopping devient notre salut et que les slogans de publicité deviennent notre litanie, lorsque notre valeur se mesure par ce que nous gagnons et dépensons, alors le marché détruit les vertus mêmes dont il dépend à long terme. Voilà le danger auquel les économies avancées sont confrontées, plutôt que le retour du socialisme. Et à une époque comme la nôtre, alors que les marchés semblent résister à la promesse de croissance ininterrompue de la satisfaction de nos désirs, la voix de nos grandes traditions religieuses doit être entendue, nous mettant en garde contre les dieux qui dévorent leurs enfants, et des temples d’aujourd’hui semblables à des reliques de civilisation qui semblaient naguère invincibles.

À mon sens, le marché est déjà allé trop loin, non pas en tant que système économique mais comme une tendance qui gouverne les relations et l’image que nous avons de nous-mêmes. Un grand rabbin a un jour enseigné la leçon suivante à un homme d’affaires influent, mais malheureux. Il l’a amené à la fenêtre, et lui demanda, ‘que vois-tu ?’ L’homme répondit, ‘je vois le monde’. Il l’a ensuite amené devant un miroir et demandé, ‘que vois-tu ?’ Il répondit, ‘je me vois’. Le rabbin répondit : ‘c’est ce qui se passe lorsque l’argent couvre le verre. Au lieu de voir le monde, tu ne vois que toi-même.’ L’idée que le bonheur humain peut être expliqué uniquement par ce que nous pouvons acheter, échanger ou remplacer, est l’un des grands acides corrosifs qui attaque les poutres sur lesquelles les sociétés reposent. Lorsque nous avons découvert cela, il était déjà trop tard.

La contribution finale d’Hayek au grand débat sur les systèmes économiques était de nous rappeler que le marché ne survit pas seulement par ses propres forces. Il dépend du respect des institutions morales, qui sont elles-mêmes des expressions de notre révérence pour l’être humain, ressemblant à D.ieu et créé à Son image.


[1] F.A.Hayek, The Fatal Conceit:The Errors of Socialism (London:Routledge,1998).

[2] F. A. Hayek,ibid., p.136.

[3] Lord Plant,‘Market,Morals and Community’,Twentieth Annual Lecture, St George’s House,Windsor,1997,p.3.

[4] Paul Wilson, The Little Book of Calm (Hawthorn: Penguin Putnam,1996).

[5] Max Weber, The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism (London:PenguinModernClassics,2014).

[6] David Landes, The Wealth and Poverty of Nations (London: LittleBrown,1998), pp.29–59.

[7] Maïmonide dans Michné Torah, Lois de la charité, 10:7–14.

[8] Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (New York:Modern Library,1937),p.14.

[9] Smith,ibid.,p.423.

[10] Cité dans Hayek, The Fatal Conceit,op.cit.,p.157.

[11] Michael Novak, This Hemisphere of Liberty (Washington DC: AEIPress,1992), p.64.

[12] Lawrence J.Epstein,A Treasury of Jewish Anecdotes (New Jersey: Jason Aronson,1989),p.162.

[13] William Rees-Mogg, The Reigning Error (London: Hamish Hamilton,1974).