Châtiment et vengeance

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Massé

Vers la fin du livre de Bamidbar, nous rencontrons les lois concernant les villes de refuge: trois villes situées à l’est du Jourdain, et plus tard, trois autres à l’intérieur de la terre d’Israël elle-même. Là-bas, les gens qui avaient commis un meurtre pouvaient s’enfuir et trouver refuge jusqu’à ce que leur affaire soit résolue par une cour de justice. S’ils étaient jugés coupables de meurtre, à l’époque biblique, ils étaient condamnés à mort. S’ils étaient jugés innocents, si la mort était survenue par accident ou par inadvertance, sans préméditation ou malice, ils devaient rester dans la ville de refuge “jusqu’à la mort du grand pontife” (voir Nombres 35:28). En y habitant, ils étaient protégés de la vengeance du goel ha-dam, le “vengeur de sang” qui était en règle générale le plus proche parent de la personne tuée.

L’homicide n’est jamais davantage pris au sérieux que dans la loi juive. Mais il existe une différence fondamentale entre un assassinat délibéré et un homicide involontaire. Tuer quelqu’un qui n’est pas coupable de meurtre en guise de vengeance d’une mort accidentelle n’est pas justice mais assassinat ; cela doit être évité, d’où le besoin d’un refuge pour ceux qui sont menacés par des justiciers autoproclamés.

La prévention de la violence injustifiée est fondamentale dans la Torah. L’alliance de D.ieu avec Noé et l’humanité d’après le déluge identifie le meurtre comme le crime ultime :

“Celui qui verse le sang de l’homme, par l’homme son sang sera versé car l’homme a été fait à l’image de D.ieu”.

Genèse 9:6

Le sang versé à tort pousse lui-même une clameur vers le Ciel. D.ieu a dit à Caïn, après qu’il ait tué Abel, “Qu’as-tu fait ! Le cri du sang de ton frère s’élève, jusqu’à moi, de la terre” (Genèse 4:10).

Nous remarquons un passage semblable dans Bamidbar :

“De la sorte, vous ne souillerez point le pays où vous demeurez. Car le sang est une souillure pour la terre ; et la terre où le sang a coulé ne peut être lavée de cette souillure que par le sang de celui qui l’a répandu”.

Nombres 35:33

Le verbe ch-n-ph, qui apparaît deux fois dans ce verset et nulle part ailleurs dans les livres de Moïse, signifie polluer, souiller, salir ou profaner. Il y a quelque chose de profondément imparfait dans un monde où le meurtre demeure impuni. La vie humaine est sainte. Même les actes justifiés d’effusion de sang, comme dans le cas d’une guerre, sont tout de même vecteurs d’impureté. Un Cohen qui a versé du sang ne peut pas bénir le peuple[1]. David se fait dire qu’il ne peut pas construire le Temple car “Tu as versé beaucoup de sang”[2]. La mort souille.

C’est ce qui sous-tend la notion de vengeance. Et bien que la Torah rejette la vengeance sauf lorsque D.ieu l’ordonne[3], l’idée a survécu dans le concept de goel ha-dam, faussement traduit comme un “vengeur de sang”. Cela signifie plutôt un “rédempteur de sang”. Un rédempteur corrige un déséquilibre dans le monde, il sauve quelqu’un ou quelque chose en le remettant à sa juste place. Boaz restitue la terre qui appartient à Naomi[4]. Les rédempteurs sont ceux qui restituent la liberté à des proches parents après qu’ils aient été contraints de se vendre en esclavage[5]. D.ieu libère Son peuple de l’esclavage en Égypte. Un “rédempteur de sang” est quelqu’un qui s’assure que le meurtre ne reste pas impuni.

Cependant, tous les types de tueries ne constituent pas des meurtres. Certaines sont bishgaggah, c’est-à-dire, non intentionnelles, accidentelles ou commises par inadvertance. Ce sont ces actes qui mènent à l’exil dans les villes de refuge. Mais il existe une ambiguïté à propos de cette loi. L’exil vers les villes de refuge était-il considéré comme un moyen de protéger le meurtrier accidentel, ou bien était-ce une forme de châtiment ; pas la peine de mort appliquée à celui qui est reconnu coupable de meurtre, mais une punition tout de même ? Rappelez-vous que l’exil est une forme biblique de punition. Après qu’ils aient fauté, Adam et Ève furent exilés du jardin d’Éden. Après avoir tué Abel, Caïn se vit signifier que “Lorsque tu cultiveras la terre, elle cessera de te faire part de sa fécondité ; tu seras errant et fugitif par le monde” (Genèse 4:12). Nous disons dans nos prières : “C’est à cause de nos péchés que nous avons été exilés de notre terre.”

En réalité, les deux éléments sont présents. D’une part, la Torah précise que “ cette assemblée soustraira le meurtrier à l’action du rédempteur du sang, et elle le fera reconduire à la ville de refuge où il s’était retiré ; et il y demeurera jusqu’à la mort du grand pontife, qu’on aura oint de l’huile sacrée” (Nombres 35:25). C’est ici la protection qui est soulignée. Mais d’autre part, nous lisons que si l’individu exilé “vient à quitter l’enceinte de la ville de refuge où il s’est retiré, et que le rédempteur de sang, le rencontrant hors des limites de son asile, tue le meurtrier, il ne sera point punissable” (Nombres 35:26-27). Un élément de culpabilité est sous-entendu ici, autrement, pourquoi le rédempteur de sang serait-il innocenté de meurtre ?[6]

Examinons de quelle façon le Talmud et Maïmonide expliquent la disposition selon laquelle ces exilés doivent rester dans la ville de refuge jusqu’à la mort du grand prêtre. Qu’est-ce que le prêtre devait faire dans le cas d’une mort accidentelle ? Selon le Talmud, le grand prêtre “aurait pu demander la miséricorde (c’est-à-dire qu’il aurait dû prier qu’il n’y ait plus de mort accidentelle parmi le peuple) et il ne l’a pas fait”[7]. La supposition est que si le grand prêtre avait prié avec plus de ferveur, D.ieu aurait fait en sorte que cet incident ne se produise pas. Peu importe s’il y a de la culpabilité morale ou non, quelque chose de mauvais s’est produit et il y a un besoin d’expiation, accompli en partie par l’exil, et en partie par la mort du grand prêtre. Car le grand prêtre expiait les péchés du peuple entier, et lorsqu’il mourait, sa mort expiait le meurtre de ceux qui furent accidentellement tués.

Cependant, Maïmonide donne une autre explication dans le Guide des Égarés (III:40). Selon lui, l’enjeu n’était pas l’expiation mais la protection. La raison pour laquelle l’homme va en exil dans une ville de refuge consiste à permettre à la colère du proche de la victime, le rédempteur de sang, de s’apaiser. L’exilé y demeure jusqu’à la mort du grand prêtre, sa mort créant une atmosphère de deuil national qui amoindrit le désir de vengeance : “c’est un phénomène naturel que nous trouvions une forme de consolation dans notre affliction, lorsqu’un malheur de même nature ou plus grave arrive à quelqu’un d’autre. Parmi nous, aucune mort ne cause davantage de tristesse que celle du grand prêtre.” 

Le désir de vengeance est naturel. Il existe dans toutes les sociétés. Elle mène à des cycles de représailles, les Montagues contre les Capulets dans Roméo et Juliette, les Corleone et les Tattaglias dans Le Parrain, qui n’a pas de fin naturelle. Les guerres de clans avaient le potentiel de détruire des sociétés[8]

La Torah, comprenant le caractère naturel du désir de vengeance, l’adoucit en le traduisant par une alternative. Elle reconnaît la douleur, la perte et l’indignation morale de la famille de la victime. Tel est le sens de la phrase goel hadam, le vengeur de sang, le personnage qui représente l’instinct naturel de vengeance. La Torah légifère pour le commun des mortels, pas pour les saints. Il s’agit d’un code de loi réaliste, pas utopique.

Mais la Torah insère un élément vital entre le meurtrier et la famille de la victime : le principe de justice. Il ne doit pas y avoir d’acte direct de vengeance. Le meurtrier doit être protégé jusqu’à ce que son affaire soit passée devant un tribunal judiciaire. S’il est jugé coupable, il doit en payer le prix. S’il est jugé innocent, il doit disposer d’un refuge. Ce simple acte transforme la vengeance en châtiment. Cela fait toute la différence.

Les gens ont du mal à distinguer le châtiment de la vengeance, mais ce sont des concepts complètement différents. La vengeance est présente dans la relation du “je” et du “toi”. Tu as tué un membre de ma famille, alors je te tuerai. C’est intrinsèquement personnel. Le châtiment cependant est impersonnel. Il ne s’agit plus des Montagues contre les Capulets, mais les deux soumis à la force du droit impartial. En effet, la meilleure définition de la société que la Torah cherche à créer est la nomocratie : la force des lois, pas celle des hommes.

Le châtiment représente le rejet principal de la vengeance. Il affirme que nous ne sommes pas libres de disposer de la loi entre nos mains. La passion ne peut pas outrepasser le processus de loi, car il s’agit du chemin ultime de l’anarchie et de l’effusion de sang. Le mal doit être puni, mais uniquement après avoir été établi par un tribunal équitable, pas seulement au nom de la victime, mais au nom de la société dans son ensemble. C’est ce principe qui conduisit le regretté Simon Wiesenthal à faire traduire les criminels nazis en justice. Il a appelé sa biographie Justice, not Vengeance[9]. Les villes de refuge faisaient partie de ce processus par lequel la vengeance était subordonnée et remplacée par la justice “punitive”.

Il ne s’agit pas uniquement de l’histoire ancienne. Pratiquement au moment de la chute du mur de Berlin et de la fin de la guerre froide en 1989, des guerres ethniques fratricides frappèrent l’ex-Yougoslavie, d’abord en Bosnie puis au Kosovo. Elles se sont maintenant diffusées en Irak, en Syrie et dans d’autres régions du monde. Dans son livre The Warrior’s Honor: Ethnic War and the Modern Conscience, Michael Ignatieff s’est demandé comment la situation dans ces régions s’est si rapidement dégradée. Voici sa conclusion :

L’obstacle moral par excellence dans la voie vers la réconciliation est le désir de vengeance. Maintenant, la vengeance est communément perçue comme une émotion méprisable, et puisqu’elle est perçue ainsi, son emprise morale sur les gens est rarement comprise. Mais la vengeance, considérée moralement, est un désir de garder une fidélité envers les morts, d’honorer leur mémoire en reprenant leur cause là où ils la laissèrent. La vengeance garde la fidélité entre les générations ; la violence qu’elle engendre est une forme rituelle de respect pour les morts de la communauté ; c’est là où se trouve leur héritage. La réconciliation est difficile précisément car elle doit concurrencer la puissante alternative de la violence. La terreur politique est tenace car il s’agit d’une pratique éthique. Il s’agit d’un culte pour les morts, une expression de respect urgente et absolue[10].

Il est imprudent d’agir comme si le désir de vengeance n’existait pas. Mais lorsqu’il a carte blanche, il réduit les sociétés à la violence et à des bains de sang perpétuels. La seule alternative est de canaliser la vengeance à travers le droit, des tribunaux équitables, puis avec la sanction ou la protection. C’est cette notion qui a été introduite dans la civilisation par la loi des villes de refuge, permettant au châtiment de prendre la place de la vengeance, et à la justice la place des représailles. 


[1] Brakhot 32b; Rambam, Hilkhot Téfila 15:3.

[2] I Chroniques 22:8.

[3] Seul D.ieu, qui donne la vie, peut nous ordonner de prendre une vie, souvent uniquement lorsqu’il s’agit de faits connus par D.ieu mais pas de nous.

[4] Voir Ruth, chapitres 3-4.

[5] Voir Lévitique 25, où le verbe apparaît 19 fois.

[6] Voir Amnon Bazak, ‘Cities of Refuge and Cities of Flight,’ dans Torah MiEtzion, Devarim, Maggid, Jerusalem, 2012, pp. 229-236.

[7] Makot 11a.

[8] Voir René Girard, Violence and the Sacred, Johns Hopkins University Press, 1977.

[9] New York: Grove Weidenfeld, 1989.

[10] Michael Ignatieff, The Warrior’s Honor, New York: Henry Holt, 2000, p. 188.


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1. Pouvons-nous considérer la vengeance comme une idée juive ? 

2. L’exil dans la ville de refuge est-il un châtiment ou une protection ? 

3. Les résidents de ces villes méritent-ils un châtiment ? Ou bien méritent-ils une protection ?

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